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Une voiture de poste, partie de l’hôtel de Rodolphe, suivait la même route.

Malheureusement, dans le trouble où la plongèrent cette complication d’événements et la précipitation de son départ, Clémence oublia de faire savoir au prince qu’elle avait rencontré Fleur-de-Marie à Saint-Lazare.

On se souvient peut-être que, la veille, la Chouette était venue menacer Mme Séraphin de dévoiler l’existence de la Goualeuse, affirmant savoir (et elle disait vrai) où était alors cette jeune fille.

On se souvient encore qu’après cet entretien le notaire Jacques Ferrand, craignant la révélation de ses criminelles menées, se crut un puissant intérêt à faire disparaître la Goualeuse, dont l’existence, une fois connue, pouvait le compromettre dangereusement.

Il avait donc fait écrire à Bradamanti, un de ses complices, de venir le trouver pour tramer avec lui une nouvelle machination dont Fleur-de-Marie devait être la victime.

Bradamanti, occupé des intérêts non moins pressants de la belle-mère de Mme d’Harville, qui avait de sinistres raisons pour emmener le charlatan auprès de M. d’Orbigny, Bradamanti, trouvant sans doute plus d’avantage à servir son ancienne amie, ne se rendit pas à l’invitation du notaire et partit pour la Normandie sans voir Mme Séraphin.

L’orage grondait sur Jacques Ferrand; dans la journée, la Chouette était venue réitérer ses menaces et, pour prouver qu’elles n’étaient pas vaines, elle avait déclaré au notaire que la petite fille autrefois abandonnée par Mme Séraphin était alors prisonnière à Saint-Lazare sous le nom de la Goualeuse et que, s’il ne donnait pas dix mille francs dans trois jours, cette jeune fille recevrait des papiers qui lui apprendraient qu’elle avait été dans son enfance confiée aux soins de Jacques Ferrand.

Selon son habitude, ce dernier nia tout avec audace, et chassa la Chouette comme une effrontée menteuse, quoiqu’il fût convaincu et effrayé de la dangereuse portée de ses menaces.

Grâce à ses nombreuses relations, le notaire trouva moyen de s’assurer dans la journée même (pendant l’entretien de Fleur-de-Marie et de Mme d’Harville) que la Goualeuse était en effet prisonnière à Saint-Lazare et si parfaitement citée pour sa bonne conduite qu’on s’attendait à voir cesser sa détention d’un moment à l’autre.

Muni de ces renseignements, Jacques Ferrand, ayant mûri un projet diabolique, sentit que, pour l’exécuter, le secours de Bradamanti lui était de plus en plus indispensable; de là les vaines instances de Mme Séraphin pour rencontrer le charlatan.

Apprenant le soir même le départ de ce dernier, le notaire, pressé d’agir par l’imminence de ses craintes et du danger, se souvint de la famille Martial, ces pirates d’eau douce établis près du pont d’Asnières, chez lesquels Bradamanti lui avait proposé d’envoyer Louise Morel pour s’en défaire impunément.

Ayant absolument besoin d’un complice pour accomplir ses sinistres desseins contre Fleur-de-Marie, le notaire prit les précautions les plus habiles pour n’être pas compromis dans le cas où un nouveau crime serait commis et, le lendemain du départ de Bradamanti pour la Normandie, Mme Séraphin se rendit en hâte chez Martial.

XVI L’île du Ravageur

Les scènes suivantes vont se passer pendant la soirée du jour où Mme Séraphin, suivant les ordres du notaire Jacques Ferrand, s’est rendue chez les Martial, pirates d’eau douce, établis à la pointe d’une petite île de la Seine, non loin du pont d’Asnières.

Le père Martial, mort sur l’échafaud comme son père, avait laissé une veuve, quatre fils et deux filles…

Le second de ces fils était déjà condamné aux galères à perpétuité…

De cette nombreuse famille il restait donc à l’île du Ravageur (nom que dans le pays on donnait à ce repaire, nous dirons pourquoi), il restait, disons-nous:

La mère Martial;

Trois fils: l’aîné (l’amant de la Louve) avait vingt-cinq ans; l’autre vingt ans; le plus jeune douze ans;

Deux filles, l’une de dix-huit ans, la seconde de neuf ans.

Les exemples de ces familles, où se perpétue une sorte d’épouvantable hérédité dans le crime, ne sont que trop fréquents.

Cela doit être.

Répétons-le sans cesse: la société songe à punir, jamais à prévenir le mal.

Un criminel sera jeté au bagne pour sa vie… Un autre sera décapité…

Ces condamnés laisseront de jeunes enfants…

La société prendra-t-elle souci des orphelins?…

De ces orphelins, qu’elle a faits… en frappant leur père de mort civile, ou en lui coupant la tête?

Viendra-t-elle substituer une tutelle salutaire, préservatrice, à la déchéance de celui que la loi a déclaré indigne, infâme… à la déchéance de celui que la loi a tué?

Non… «Morte la bête… mort le venin…» dit la société…

Elle se trompe.

Le venin de la corruption est si subtil, si corrosif, si contagieux, qu’il devient presque toujours héréditaire; mais, combattu à temps, il ne serait jamais incurable.

Contradiction bizarre!…

L’autopsie prouve-t-elle qu’un homme est mort d’une maladie transmissible? À force de soins préservatifs, on mettra les descendants de cet homme à l’abri de l’affection dont il a été victime…

Que les mêmes faits se reproduisent dans l’ordre moral…

Qu’il soit démontré qu’un criminel lègue presque toujours à son fils le germe d’une perversité précoce…

Fera-t-on pour le salut de cette jeune âme ce que le médecin fait pour le corps lorsqu’il s’agit de lutter contre un vice héréditaire?

Non…

Au lieu de guérir ce malheureux, on le laissera se gangrener jusqu’à la mort…

Et alors, de même que le peuple croit le fils du bourreau forcément bourreau… on croira le fils d’un criminel forcément criminel…

Et alors on regardera comme le fait d’une hérédité inexorablement fatale une corruption causée par l’égoïste incurie de la société…

De sorte que si, malgré de funestes enseignements, l’orphelin que la loi a fait… reste par hasard laborieux et honnête, un préjugé barbare fera rejaillir sur lui la flétrissure paternelle. En butte à une réprobation imméritée, à peine trouvera-t-il du travail…

Et, au lieu de lui venir en aide, de le sauver du découragement, du désespoir, et surtout des dangereux ressentiments de l’injustice, qui poussent quelquefois les caractères les plus généreux à la révolte, au mal… la société dira:

«Qu’il tourne à mal… nous verrons bien. N’ai-je pas là geôliers, gardes-chiourme et bourreaux?»

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