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– Et où sont vos plumes?

– Là, sur la table, le canif est dans le tiroir. Attendez, je vais vous allumer ma bougie, car il commence à n’y plus faire clair.

– Ça ne sera pas de refus pour tailler la plume.

– Et puis il faut que je puisse attacher mon bonnet. Rigolette fit pétiller une allumette chimique et alluma un bout de bougie dans un petit bougeoir bien luisant.

– Diable, de la bougie, ma voisine! Quel luxe!

– Pour ce que j’en brûle, ça me coûte une idée plus cher que de la chandelle, et c’est bien plus propre.

– Pas plus cher?

– Mon Dieu, non! J’achète ces bouts de bougie à la livre, et une demi-livre me fait presque mon année.

– Mais, dit Rodolphe en taillant soigneusement la plume, pendant que la grisette nouait son bonnet devant son miroir, je ne vois pas de préparatifs pour votre dîner.

– Je n’ai pas l’ombre de faim. J’ai pris une tasse de lait ce matin, j’en prendrai une ce soir avec un peu de pain, j’en aurai bien assez.

– Vous ne voulez pas venir sans façon dîner avec moi en sortant de chez Germain?

– Je vous remercie, mon voisin, j’ai le cœur trop gros; une autre fois, avec plaisir. Tenez, la veille du jour où ce pauvre Germain sortira de prison, je m’invite, et après vous me mènerez au spectacle. Est-ce dit?

– C’est dit, ma voisine; je vous assure que je n’oublierai pas cet engagement. Mais aujourd’hui vous me refusez?

– Oui, monsieur Rodolphe, je vous serais une compagnie trop maussade, sans compter que ça me prendrait beaucoup de temps. Pensez donc… c’est surtout maintenant qu’il ne faut pas que je fasse la paresseuse, et que je dépense un quart d’heure mal à propos.

– Allons, je renonce à ce plaisir… pour aujourd’hui.

– Tenez, voilà mon paquet, mon voisin; passez devant, je fermerai la porte.

– Voici une plume excellente. Maintenant, votre paquet.

– Prenez garde de le chiffonner, c’est du pou-de-soie, ça garde le pli; tenez-le à votre main, comme ça, légèrement. Bien, passez, je vous éclairerai.

Et Rodolphe descendit, précédé de Rigolette.

Au moment où le voisin et la voisine passèrent devant la loge du portier, ils virent M. Pipelet qui, les bras pendants, s’avançait vers eux du fond de l’allée; d’une main il tenait l’enseigne qui annonçait au public qu’il ferait commerce d’amitié avec Cabrion, de l’autre main il tenait le portrait du damné peintre.

Le désespoir d’Alfred était si écrasant que son menton touchait à sa poitrine et qu’on n’apercevait que le fond immense de son chapeau tromblon.

En le voyant venir ainsi, la tête baissée, vers Rodolphe et Rigolette, on eût dit un bélier ou un brave champion breton se préparant au combat.

Anastasie parut bientôt sur le seuil de sa loge et s’écria à l’aspect de son mari:

– Eh bien! vieux chéri, te voilà donc! Qu’est-ce qu’il t’a dit le commissaire? Alfred! Alfred! mais fais donc attention, tu vas poquer dans mon roi des locataires qui te crève les yeux. Pardon, monsieur Rodolphe, c’est ce gueux de Cabrion qui l’abrutit de plus en plus. Il le fera, bien sûr, tourner en bourrique, ce vieux chéri!!! Alfred, mais réponds donc!

À cette voix chère à son cœur, M. Pipelet releva la tête; ses traits étaient empreints d’une sombre amertume.

– Qu’est-ce qu’il t’a dit, le commissaire? reprit Anastasie.

– Anastasie, il faudra rassembler le peu que nous possédons, serrer nos amis dans nos bras, faire nos malles… et nous expatrier de Paris… de la France… de ma belle France! car, sûr maintenant de l’impunité, le monstre est capable de me poursuivre partout… dans toute l’étendue des départements du royaume.

– Comment! Le commissaire?

– Le commissaire! s’écria M. Pipelet avec une indignation courroucée, le commissaire!… Il m’a ri au nez…

– À toi… un homme d’âge, qui as l’air si respectable que tu en paraîtrais bête comme une oie si on ne connaissait pas tes vertus!…

– Eh bien! malgré cela, lorsque j’eus respectueusement déposé par-devant lui mon amas de plaintes et de griefs contre cet infernal Cabrion… ce magistrat, après avoir regardé en riant… oui, en riant… et, j’ose le dire, en riant indécemment… l’enseigne et le portrait que j’apportais comme pièces justificatives, ce magistrat m’a répondu:

«- Mon brave homme, ce Cabrion est un très-drôle de corps, c’est un mauvais farceur; ne faites pas attention à ses plaisanteries. Je vous conseille, moi, tout bonnement, d’en rire, car il y a vraiment de quoi! – D’en rire, môssieur! me suis-je écrié, d’en rire!… Mais le chagrin me dévore… mais ce gueux-là empoisonne mon existence… il m’affiche, il me fera perdre la raison… Je demande qu’on l’enferme, qu’on l’exile… au moins de ma rue.» À ces mots, le commissaire a souri, il m’a obligeamment montré la porte… J’ai compris ce geste du magistrat… et me voici.

– Magistrat de rien du tout!… s’écria Mme Pipelet.

– Tout est fini, Anastasie, tout est fini… plus d’espoir! Il n’y a plus de justice en France… je suis atrocement sacrifié!…

Et, pour péroraison, M. Pipelet lança de toutes ses forces l’enseigne et le portrait au fond de l’allée…

Rodolphe et Rigolette avaient, dans l’ombre, un peu souri du désespoir de M. Pipelet.

Après avoir adressé quelques mots de consolation à Alfred, qu’Anastasie calmait de son mieux, le roi des locataires quitta la maison de la rue du Temple avec Rigolette, et tous deux montèrent en fiacre pour se rendre chez François Germain.

XV Le testament

François Germain demeurait boulevard Saint-Denis, n° 11. Nous rappellerons au lecteur, qui l’a sans doute oublié, que Mme Mathieu, la courtière en diamants dont nous avons parlé à propos de Morel le lapidaire, logeait dans la même maison que Germain.

Pendant le long trajet de la rue du Temple à la rue Saint-Honoré, où demeurait la maîtresse couturière à qui Rigolette avait d’abord voulu rapporter son ouvrage, Rodolphe put apprécier davantage encore l’excellent naturel de la jeune fille. Ainsi que les caractères instinctivement bons et dévoués, elle n’avait pas la conscience de la délicatesse, de la générosité de sa conduite, qui lui semblait fort simple.

Rien n’eût été plus facile à Rodolphe que de libéralement assurer le présent et l’avenir de Rigolette, et de la mettre ainsi à même d’aller charitablement consoler Louise et Germain, sans qu’elle se préoccupât du temps que ses visites dérobaient à son travail, son unique ressource; mais le prince craignait d’affaiblir le mérite du dévouement de la grisette en le rendant trop facile; bien décidé à récompenser les qualités rares et charmantes qu’il avait découvertes en elle, il voulait la suivre jusqu’au terme de cette nouvelle et intéressante épreuve.

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