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– Cette pauvre famille m’avait été recommandée, dit Clémence en rougissant; mais j’étais loin de m’attendre à la voir frappée de ce nouveau coup terrible… Et Louise Morel?

– Se dit innocente: elle jure que son enfant était mort… et il paraît que ces paroles ont l’accent de la vérité. Puisque vous vous intéressez à sa famille, madame la marquise, si vous étiez assez bonne pour daigner la voir, cette marque de votre bonté calmerait son désespoir, qu’on dit effrayant.

– Certainement je la verrai; j’aurai ici deux protégées au lieu d’une… Louise Morel et la Goualeuse… car tout ce que vous me dites de cette pauvre fille me touche à un point extrême… Mais que faut-il faire pour obtenir sa liberté? Ensuite je la placerais, je me chargerais de son avenir…

– Avec les relations que vous devez avoir, madame la marquise, il vous sera très-facile de la faire sortir de prison du jour au lendemain. Cela dépend absolument de la volonté de M. le préfet de police… la recommandation d’une personne considérable serait décisive auprès de lui. Mais me voici bien loin, madame, de l’observation que j’avais faite sur le sommeil de la Goualeuse. Et à ce propos je dois vous avouer que je ne serais pas étonnée qu’au sentiment profondément douloureux de sa première abjection se joignit un autre chagrin… non moins cruel.

– Que voulez-vous dire, madame?

– Peut-être me trompé-je… mais je ne serais pas étonnée que cette jeune fille, sortie par je ne sais quel événement de la dégradation où elle était d’abord plongée, eût éprouvé… éprouvât peut-être un amour honnête… qui fût à la fois son bonheur et son tourment…

– Et pour quelle raison croyez-vous cela?

– Le silence obstiné qu’elle garde sur l’endroit où elle a passé les trois mois qui ont suivi son départ de la Cité me donne à penser qu’elle craint de se faire réclamer par les personnes chez qui peut-être elle avait trouvé un refuge.

– Et pourquoi cette crainte?

– Parce qu’il lui faudrait avouer un passé qu’on ignore sans doute.

– En effet, ses vêtements de paysanne…

– Puis une dernière circonstance est venue renforcer mes soupçons. Hier au soir, en allant faire mon inspection dans le dortoir, je me suis approchée du lit de la Goualeuse; elle dormait profondément; au contraire de ses compagnes, sa figure était calme et sereine; ses grands cheveux blonds, à demi détachés sous sa cornette, tombaient en profusion sur son cou et sur ses épaules. Elle tenait ses deux petites mains jointes et croisées sur son sein, comme si elle se fût endormie en priant… Je contemplais depuis quelques moments avec attendrissement cette angélique figure, lorsqu’à voix basse et avec un accent à la fois respectueux, triste et passionné elle prononça un nom…

– Et ce nom?

Après un moment de silence, Mme Armand reprit gravement:

– Bien que je considère comme sacré ce que l’on peut surprendre pendant le sommeil, vous vous intéressez si généreusement à cette infortunée, madame, que je puis vous confier ce secret… Ce nom était Rodolphe…

– Rodolphe! s’écria Mme d’Harville en songeant au prince. Puis, réfléchissant qu’après tout Son Altesse le grand-duc de Gerolstein ne pouvait avoir aucun rapport avec le Rodolphe de la pauvre Goualeuse, elle dit à l’inspectrice, qui semblait étonnée de son exclamation:

– Ce nom m’a surprise, madame, car, par un hasard singulier… un de mes parents le porte aussi; mais tout ce que vous m’apprenez de la Goualeuse m’intéresse de plus en plus… Ne pourrais-je pas la voir aujourd’hui… tout à l’heure?…

– Si, madame; je vais, si vous le désirez, la chercher… Je pourrai m’informer aussi de Louise Morel, qui est dans l’autre quartier de la prison.

– Je vous en serai très-obligée, madame, répondit Mme d’Harville, qui resta seule.

«C’est singulier, se dit-elle; je ne puis me rendre compte de l’impression étrange que m’a causée ce nom de Rodolphe… En vérité, je suis folle! Entre lui… et une créature pareille, quels rapports peuvent exister? Puis, après un moment de silence, la marquise ajouta: Il avait raison!… combien tout cela m’intéresse!… L’esprit, le cœur s’agrandissent lorsqu’on les applique à de si nobles occupations!… Ainsi qu’il le dit, il semble que l’on participe un peu au pouvoir de la Providence en secourant ceux qui méritent… Et puis, ces excursions dans un monde que nous ne soupçonnons même pas sont si attachantes, si amusantes, comme il se plaît à le dire! Quel roman me donnerait ces émotions touchantes, exciterait à ce point ma curiosité?… Cette pauvre Goualeuse, par exemple, d’après ce qu’on vient de me dire, m’inspire une pitié profonde; je me laisse aveuglément aller à cette commisération, car la surveillante a trop d’expérience pour se tromper à l’égard de notre protégée… Et cette autre infortunée… la fille de l’artisan… que le prince a si généreusement secouru en mon nom! Pauvres gens! leur misère affreuse lui a servi de prétexte pour me sauver… J’ai échappé à la honte, à la mort peut-être… par un mensonge hypocrite: cette tromperie me pèse, mais je l’expierai à force de bienfaisance… cela me sera si facile!… Il est si doux de suivre les nobles conseils de Rodolphe!… C’est encore l’aimer que de lui obéir!… Oh! je le sens avec ivresse… son souffle seul anime et féconde la nouvelle vie qu’il m’a créée pour la consolation de ceux qui souffrent… j’éprouve une adorable jouissance à n’agir que par lui, à n’avoir d’autres idées que les siennes… car je l’aime… oh! oui, je l’aime! et toujours il ignorera cette éternelle passion de ma vie…»

Pendant que Mme d’Harville attend la Goualeuse, nous conduirons le lecteur au milieu des détenues.

VII Mont-Saint-Jean

Deux heures sonnaient à l’horloge de la prison de Saint-Lazare.

Au froid qui régnait depuis quelques jours avait succédé une température douce, tiède, presque printanière; les rayons du soleil se reflétaient dans l’eau d’un grand bassin carré, à margelles de pierre, situé au milieu d’une cour plantée d’arbres et entourée de hautes murailles noirâtres, percées de nombreuses fenêtres grillées; des bancs de bois étaient scellés çà et là dans cette vaste enceinte pavée, qui servait de promenade aux détenues.

Le tintement d’une cloche annonçant l’heure de la récréation, les prisonnières débouchèrent en tumulte par une porte épaisse et guichetée qu’on leur ouvrit.

Ces femmes, uniformément vêtues, portaient des cornettes noires et de longs sarraus d’étoffe de laine bleue, serrés par une ceinture à boucle de fer. Elles étaient là deux cents prostituées, condamnées pour contraventions aux ordonnances particulières qui les régissent et les mettent en dehors de la loi commune.

Au premier abord, leur aspect n’avait rien de particulier; mais, en les observant plus attentivement, on reconnaissait sur presque toutes ces physionomies les stigmates presque ineffaçables du vice et surtout de l’abrutissement qu’engendrent l’ignorance et la misère.

À l’aspect de ces rassemblements de créatures perdues, on ne peut s’empêcher de songer avec tristesse que beaucoup d’entre elles ont été pures et honnêtes au moins pendant quelque temps. Nous faisons cette restriction, parce qu’un grand nombre ont été viciées, corrompues, dépravées, non pas seulement dès leur jeunesse, mais dès leur plus tendre enfance… mais dès leur naissance, si cela se peut dire, ainsi qu’on le verra plus tard…

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