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C’est un spectacle déplorable… funeste… autant voir un florissant champ de blé inutilement ravagé par une horde de bêtes fauves.

Sans doute l’héritage, la propriété sont et doivent être inviolables, sacrés…

La richesse acquise ou transmise doit pouvoir impunément et magnifiquement resplendir aux yeux des classes pauvres et souffrantes.

Longtemps encore il doit y avoir de ces disproportions effrayantes qui existent entre le millionnaire Saint-Remy et l’artisan Morel.

Mais, par cela même que ces disproportions inévitables sont consacrées, protégées par la loi, ceux qui possèdent tant de biens en doivent user moralement comme ceux qui ne possèdent que probité, résignation, courage et ardeur au travail.

Aux yeux de la raison, du droit humain et même de l’intérêt social bien entendu, une grande fortune serait un dépôt héréditaire, confié à des mains prudentes, fermes, habiles, généreuses, qui, chargées à la fois de faire fructifier et de dispenser cette fortune, sauraient fertiliser, vivifier, améliorer tout ce qui aurait le bonheur de se trouver dans son rayonnement splendide et salutaire.

Il en est ainsi quelquefois; mais les cas sont rares.

Que de jeunes gens comme Saint-Remy (à l’infamie près), maîtres à vingt ans d’un patrimoine considérable, le dissipent follement dans l’oisiveté, dans l’ennui, dans le vice, faute de savoir employer mieux ces biens et pour eux et pour autrui!

D’autres, effrayés de l’instabilité des choses humaines, thésaurisent d’une manière sordide.

Enfin ceux-là, sachant qu’une fortune stationnaire s’amoindrit, se livrent, forcément dupes ou fripons, à cet agiotage hasardeux, immoral, que le pouvoir encourage et patronne.

Comment en serait-il autrement?

Cette science, cet enseignement, ces rudiments d’économie individuelle et par cela même sociale, qui les donne à la jeunesse inexpérimentée?

Personne.

Le riche est jeté au milieu de la société avec sa richesse, comme le pauvre avec sa pauvreté.

On ne prend pas plus de souci du superflu de l’un que des besoins de l’autre.

On ne songe pas plus à moraliser la fortune que l’infortune.

N’est-ce pas au pouvoir à remplir cette grande et noble tâche?

Si, prenant enfin en pitié les misères, les douleurs toujours croissantes des travailleurs encore résignés… réprimant une concurrence mortelle à tous, abordant enfin l’imminente question de l’organisation du travail, il donnait lui-même le salutaire exemple de l’association des capitaux et du labeur…

Mais d’une association honnête, intelligente, équitable, qui assurerait le bien-être de l’artisan sans nuire à la fortune du riche… et qui, établissant entre ces deux classes des liens d’affection, de reconnaissance, sauvegarderait à jamais la tranquillité de l’État…

Combien seraient puissantes les conséquences d’un tel enseignement pratique!

Parmi les riches, qui hésiterait alors:

Entre les chances improbes, désastreuses de l’agiotage,

Les farouches jouissances de l’avarice,

Les folles vanités d’une dissipation ruineuse,

Ou un placement à la fois fructueux, bienfaisant, qui répandrait l’aisance, la moralité, le bonheur, la joie dans vingt familles?…

X Les adieux

… J’ai cru – j’ai vu – je pleure…

WORDSWORTH

Le lendemain de cette soirée où le comte de Saint-Remy avait été si indignement joué par son fils, une scène touchante se passait à Saint-Lazare, à l’heure de la récréation des détenues.

Ce jour-là, pendant la promenade des autres prisonnières, Fleur-de-Marie était assise sur un banc avoisinant le bassin du préau, et déjà surnommé le banc de la Goualeuse: par une sorte de convention tacite, les détenues lui abandonnaient cette place, qu’elle aimait, car la douce influence de la jeune fille avait encore augmenté.

La Goualeuse affectionnait ce banc situé près du bassin, parce qu’au moins le peu de mousse qui veloutait les margelles de ce réservoir lui rappelait la verdure des champs, de même que l’eau limpide dont il était rempli lui rappelait la petite rivière du village de Bouqueval.

Pour le regard attristé du prisonnier, une touffe d’herbe est une prairie… une fleur est un parterre…

Confiante dans les affectueuses promesses de Mme d’Harville, Fleur-de-Marie s’était attendue depuis deux jours à quitter Saint-Lazare.

Quoiqu’elle n’eût aucune raison de s’inquiéter du retard que l’on apportait à sa sortie de prison, la jeune fille, dans son habitude du malheur, osait à peine espérer d’être libre…

Depuis son retour parmi ces créatures, dont l’aspect, dont le langage ravivaient à chaque instant dans son âme le souvenir incurable de sa première honte, la tristesse de Fleur-de-Marie était devenue plus accablante encore.

Ce n’est pas tout.

Un nouveau sujet de trouble, de chagrin, presque d’épouvante pour elle, naissait de l’exaltation passionnée de sa reconnaissance envers Rodolphe.

Chose étrange! elle ne sondait la profondeur de l’abîme où elle avait été plongée que pour mesurer la distance qui la séparait de cet homme dont la grandeur lui semblait surhumaine… de cet homme à la fois d’une bonté si auguste… et d’une puissance si redoutable aux méchants…

Malgré le respect dont était empreinte son adoration pour lui, quelquefois hélas! Fleur-de-Marie craignait de reconnaître dans cette adoration les caractères de l’amour, mais d’un amour aussi caché que profond, aussi chaste que caché, aussi désespéré que chaste.

La malheureuse enfant n’avait cru lire dans son cœur cette désolante révélation qu’après son entretien avec Mme d’Harville, éprise elle-même pour Rodolphe d’une passion qu’il ignorait.

Après le départ et les promesses de la marquise, Fleur-de-Marie aurait dû être transportée de joie en songeant à ses amis de Bouqueval, à Rodolphe qu’elle allait revoir…

Il n’en fut rien.

Son cœur se serra douloureusement. Sans cesse revenaient à son souvenir les paroles acerbes, les regards hautains, scrutateurs, de Mme d’Harville, lorsque la pauvre prisonnière s’était élevée jusqu’à l’enthousiasme en parlant de son bienfaiteur.

Par une singulière intuition, la Goualeuse avait ainsi surpris une partie du secret de Mme d’Harville.

«L’exaltation de ma reconnaissance pour M. Rodolphe a blessé cette jeune dame si belle et d’un rang si élevé, pensa Fleur-de-Marie… Maintenant je comprends l’amertume de ses paroles, elles exprimaient une jalousie dédaigneuse…

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