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«Elle! jalouse de moi? Il faut donc qu’elle l’aime… et que je l’aime aussi, lui?… Il faut donc que mon amour se soit trahi malgré moi?…

«L’aimer… moi, moi… créature à jamais flétrie, ingrate et misérable que je suis… oh! si cela était… mieux vaudrait cent fois la mort…»

Hâtons-nous de le dire, la malheureuse enfant, qui semblait vouée à tous les martyres, s’exagérait ce qu’elle appelait son amour.

À sa gratitude profonde envers Rodolphe, se joignait son admiration involontaire pour la grâce, la force, la beauté qui le distinguaient entre tous; rien de plus immatériel, rien de plus pur que cette admiration; mais elle existait vive et puissante, parce que la beauté physique est toujours attrayante.

Et puis enfin, la voix du sang, si souvent niée, muette, ignorante ou méconnue, se fait parfois entendre; ces élans de tendresse passionnée qui entraînaient Fleur-de-Marie vers Rodolphe, et dont elle s’effrayait, parce que, dans son ignorance, elle en dénaturait la tendance, ces élans résultaient de mystérieuses sympathies, aussi évidentes mais aussi inexplicables que la ressemblance des traits…

En un mot, Fleur-de-Marie, apprenant qu’elle était fille de Rodolphe, se fût expliqué la vive attraction qu’elle ressentait pour lui; alors, complètement éclairée, elle eût admiré, sans scrupule, la beauté de son père.

Ainsi s’explique l’abattement de Fleur-de-Marie, quoiqu’elle dût s’attendre d’un moment à l’autre, d’après la promesse de Mme d’Harville, à quitter Saint-Lazare.

Fleur-de-Marie, mélancolique et pensive, était donc assise sur un banc auprès du bassin, regardant avec une sorte d’intérêt machinal les jeux de quelques oiseaux effrontés qui venaient s’ébattre sur les margelles de pierre. Un moment elle avait cessé de travailler à une petite brassière d’enfant qu’elle finissait d’ourler.

Est-il besoin de dire que cette brassière appartenait à la nouvelle layette si généreusement offerte à Mont-Saint-Jean par les prisonnières, grâce à la touchante intervention de Fleur-de-Marie?

La pauvre et difforme protégée de la Goualeuse était assise à ses pieds; tout en s’occupant de parfaire un petit bonnet, de temps à autre elle jetait sur sa bienfaitrice un regard à la fois reconnaissant, timide et dévoué… le regard du chien sur son maître.

La beauté, le charme, la douceur adorable de Fleur-de-Marie inspiraient à cette femme avilie autant d’attrait que de respect.

Il y a toujours quelque chose de saint, de grand dans les aspirations d’un cœur même dégradé, qui, pour la première fois, s’ouvre à la reconnaissance; et jusqu’alors personne n’avait mis Mont-Saint-Jean à même d’éprouver la religieuse ardeur de ce sentiment si nouveau pour elle.

Au bout de quelques minutes, Fleur-de-Marie tressaillit légèrement, essuya une larme et se remit à coudre avec activité.

– Vous ne voulez donc pas vous reposer de travailler pendant la récréation, mon bon ange sauveur? dit Mont-Saint-Jean à la Goualeuse.

– Je n’ai pas donné d’argent pour acheter la layette… je dois fournir ma part en ouvrage…, reprit la jeune fille.

– Votre part! mon bon Dieu!… mais sans vous, au lieu de cette bonne toile bien blanche, de cette futaine bien chaude, pour habiller mon enfant, je n’aurais que ces haillons que l’on traînait dans la boue de la cour… Je suis bien reconnaissante envers mes compagnes, elles ont été très-bonnes pour moi… c’est vrai… mais vous? Ô vous!… comment donc que je vous dirai cela? ajouta la pauvre créature en hésitant et très-embarrassée d’exprimer sa pensée. Tenez, reprit-elle, voilà le soleil, n’est-ce pas? Voilà le soleil?…

– Oui, Mont-Saint-Jean… voyons, je vous écoute, répondit Fleur-de-Marie en inclinant son visage enchanteur vers la hideuse figure de sa compagne.

– Mon Dieu… vous allez vous moquer de moi, reprit celle-ci tristement, je veux me mêler de parler… et je ne le sais pas…

– Dites toujours, Mont-Saint-Jean.

– Avez-vous de bons yeux d’ange! dit la prisonnière en contemplant Fleur-de-Marie dans une sorte d’extase, ils m’encouragent… vos bons yeux… voyons, je vas tâcher de dire ce que je voulais; voilà le soleil, n’est-ce pas? Il est bien chaud, il égaie la prison, il est bien agréable à voir et à sentir, pas vrai?

– Sans doute…

– Mais une supposition… ce soleil… ne s’est pas fait tout seul, et si on est reconnaissant pour lui, à plus forte raison pour…

– Pour celui qui l’a créé, n’est-ce pas, Mont-Saint-Jean?… Vous avez raison… aussi celui-là on doit le prier, l’adorer… C’est Dieu.

– C’est ça… voilà mon idée, s’écria joyeusement la prisonnière; c’est ça: je dois être reconnaissante pour mes compagnes; mais je dois vous prier, vous adorer, vous, la Goualeuse, car c’est vous qui les avez rendues bonnes pour moi, au lieu de méchantes qu’elles étaient.

– C’est Dieu qu’il faut remercier, Mont-Saint-Jean, et non pas moi.

– Oh! si… vous, vous… je vous vois… vous m’avez fait du bien et par vous et par les autres.

– Mais si je suis bonne comme vous dites, Mont-Saint-Jean, c’est Dieu qui m’a faite ainsi… c’est donc lui qu’il faut remercier.

– Ah! dame… alors, peut-être bien… puisque vous le dites, reprit la prisonnière indécise; si ça vous fait plaisir… comme ça… à la bonne heure…

– Oui, ma pauvre Mont-Saint-Jean… priez-le souvent… ce sera la meilleure manière de me prouver que vous m’aimez un peu…

– Si je vous aime, la Goualeuse! Mon Dieu, mon Dieu!!! Mais vous ne vous souvenez donc plus de ce que vous disiez aux autres détenues pour les empêcher de me battre? «Ce n’est pas seulement elle que vous battez… c’est aussi son enfant…» Eh bien!… c’est tout de même, pour vous aimer; ça n’est pas seulement pour moi que je vous aime, c’est aussi pour mon enfant…

– Merci, merci, Mont-Saint-Jean, vous me faites plaisir en me disant cela.

Et Fleur-de-Marie émue tendit sa main à sa compagne.

– Quelle belle petite menotte de fée!… Est-elle blanche et mignonne! dit Mont-Saint-Jean en se reculant comme si elle eût craint de toucher, de ses vilaines mains rouges et sordides, cette main charmante.

Pourtant, après un moment d’hésitation, elle effleura respectueusement de ses lèvres le bout des doigts effilés que lui présentait Fleur-de-Marie; puis, s’agenouillant brusquement, elle se mit à la contempler fixement dans un recueillement attentif, profond.

– Mais venez donc vous asseoir là… près de moi, lui dit la Goualeuse.

– Oh! pour ça non, par exemple… jamais… jamais…

– Pourquoi cela?

– Respect de la discipline, comme disait autrefois mon brave Mont-Saint-Jean; soldats ensemble, officiers ensemble, chacun avec ses pareils.

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