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– Ah! madame… et là-bas, au milieu de la rivière, voyez donc cette jolie petite île bordée de saules et de peupliers, avec cette maison blanche au bord de l’eau… comme cette habitation doit être charmante l’été quand tous les arbres sont couverts de feuilles; quel silence, quelle fraîcheur on doit y trouver!

– Ma foi, dit Mme Séraphin avec un sourire étrange, je suis ravie que vous trouviez cette île jolie.

– Pourquoi cela, madame?

– Parce que nous y allons.

– Dans cette île?

– Oui, cela vous surprend?

– Un peu, madame.

– Et si vous trouviez là vos amis?

– Que dites-vous?

– Vos amis rassemblés pour fêter votre sortie de prison? ne seriez-vous pas encore plus agréablement surprise?

– Il serait possible! Mme Georges… M. Rodolphe…

– Tenez, ma chère demoiselle, je n’ai pas plus de défense qu’un enfant… avec votre petit air innocent vous me feriez dire ce que je ne dois pas dire.

– Je vais les revoir… oh! madame, comme mon cœur bat!

– N’allez donc pas si vite, je conçois votre impatience, mais je puis à peine vous suivre… petite folle…

– Pardon, madame, j’ai tant de hâte d’arriver…

– C’est bien naturel… je ne vous en fais pas un reproche, au contraire…

– Voici le chemin qui descend, il est mauvais, voulez-vous mon bras, madame?

– Ce n’est pas de refus, ma chère demoiselle… car vous êtes leste et ingambe, et moi je suis vieille.

– Appuyez-vous sur moi, madame, n’ayez pas peur de me fatiguer…

– Merci, ma chère demoiselle, votre aide n’est pas de trop, cette descente est si rapide… enfin nous voici dans une belle route.

– Ah! madame, il est donc vrai, je vais revoir Mme Georges? je ne puis le croire.

– Encore un peu de patience… dans un quart d’heure… vous la verrez et vous le croirez alors!

– Ce que je ne puis pas comprendre, ajouta Fleur-de-Marie après un moment de réflexion, c’est que Mme Georges m’attende là au lieu de m’attendre à la ferme.

– Toujours curieuse, cette chère demoiselle, toujours curieuse…

– Comme je suis indiscrète, n’est-ce pas, madame? dit Fleur-de-Marie en souriant.

– Aussi pour vous j’ai bien envie de vous apprendre la surprise que vos amis vous ménagent.

– Une surprise? à moi, madame?

– Tenez, laissez-moi tranquille, petite espiègle, vous me feriez encore parler malgré moi.

Nous laisserons Mme Séraphin et sa victime dans le chemin qui conduit à la rivière.

Nous les précéderons toutes deux de quelques moments à l’île du Ravageur.

XII Le bateau

– Eh quoi! déjà partir?

– Partir ne plus entendre vos nobles paroles! Non, par le ciel! je reste ici, maître…

WOLFGANG, Scène II

Pendant la nuit, l’aspect de l’île habitée par la famille Martial était sinistre; mais, à la brillante clarté du soleil, rien de plus riant que ce séjour maudit.

Bordée de saules et de peupliers, presque entièrement couverte d’une herbe épaisse, où serpentaient quelques allées de sable jaune, l’île renfermait un petit jardin potager et un assez grand nombre d’arbres à fruits. Au milieu de ce verger on voyait la baraque à toit de chaume dans laquelle Martial voulait se retirer avec François et Amandine. De ce côté, l’île se terminait à sa pointe par une sorte d’estacade formée de gros pieux destinés à contenir l’éboulement des terres.

Devant la maison, touchant presque au débarcadère, s’arrondissait une tonnelle de treillage vert, destinée à supporter pendant l’été les tiges grimpantes de la vigne vierge et du houblon, berceau de verdure sous lequel on disposait alors les tables des buveurs.

À l’une des extrémités de la maison, peinte en blanc et recouverte de tuiles, un bûcher surmonté d’un grenier formait en retour une petite aile beaucoup plus basse que le corps de logis principal. Presque au-dessus de cette aile on remarquait une fenêtre aux volets garnis de plaques de tôle, et extérieurement condamnés par deux barres de fer transversales, que de forts crampons fixaient au mur.

Trois bachots se balançaient, amarrés aux pilotis du débarcadère.

Accroupi au fond de l’un de ces bachots, Nicolas s’assurait du libre jeu de la soupape qu’il y avait adaptée.

Debout sur un banc situé en dehors de la tonnelle, Calebasse, la main placée au-dessus de ses yeux en manière d’abat-jour, regardait au loin dans la direction que Mme Séraphin et Fleur-de-Marie devaient suivre pour se rendre à l’île.

– Personne ne paraît encore, ni vieille ni jeune, dit Calebasse en descendant de son banc et s’adressant à Nicolas. Ce sera comme hier! nous aurons attendu pour le roi de Prusse. Si ces femmes n’arrivent pas avant une demi-heure… il faudra partir; le coup de Bras-Rouge vaut mieux, il nous attend. La courtière doit venir à cinq heures chez lui, aux Champs-Élysées. Il faut que nous soyons arrivés avant elle. Ce matin la Chouette nous l’a répété…

– Tu as raison, reprit Nicolas en quittant son bateau. Que le tonnerre écrase cette vieille qui nous fait droguer pour rien! La soupape va… comme un charme. Des deux affaires nous n’en aurons peut-être pas une…

– Du reste, Bras-Rouge et Barbillon ont besoin de nous… à eux deux ils ne peuvent rien.

– C’est vrai; car, pendant qu’on fera le coup, il faudra que Bras-Rouge reste en dehors de son cabaret pour être au guet, et Barbillon n’est pas assez fort pour entraîner à lui tout seul la courtière dans le caveau… elle regimbera, cette vieille.

– Est-ce que la Chouette ne nous disait pas en riant, qu’elle y tenait le Maître d’école… en pension… dans ce caveau?

– Pas dans celui-là. Dans un autre qui est bien plus profond, et qui est inondé quand la rivière est haute.

– Doit-il marronner dans ce caveau, le Maître d’école! Être là-dedans tout seul, et aveugle!

– Il y verrait clair qu’il n’y verrait pas autre chose: le caveau est noir comme un four.

– C’est égal, quand il a fini de chanter, pour se distraire, toutes les romances qu’il sait, le temps doit lui paraître joliment long.

– La Chouette dit qu’il s’amuse à faire la chasse aux rats, et que ce caveau-là est très-giboyeux.

– Dis donc, Nicolas, à propos de particuliers qui doivent s’ennuyer et marronner, reprit Calebasse avec un sourire féroce, en montrant du doigt la fenêtre garnie de plaques de tôle, il y en a là un qui doit se manger le sang.

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