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– Loin d’ici? Et où ça? dit la veuve en regardant fixement son fils.

– Laissez-moi les emmener… peu vous importe…

– Comment vivras-tu, et eux aussi?

– Mon ancien bourgeois, serrurier, est brave homme; je lui dirai ce qu’il faudra lui dire, et peut-être qu’il me prêtera quelque chose à cause des enfants; avec ça j’irai les mettre en apprentissage loin d’ici. Nous partons dans deux jours, et vous n’entendrez plus parler de nous…

– Non, au fait… je veux qu’ils restent avec moi, je serai plus sûre d’eux.

– Alors je m’établis demain à la baraque de l’île, en attendant mieux… J’ai une tête aussi, vous le savez?…

– Oui, je le sais… Oh! que je te voudrais voir loin d’ici!… Pourquoi n’es-tu pas resté dans tes bois?

– Je vous offre de vous débarrasser de moi et des enfants…

– Tu laisseras donc ici la Louve, que tu aimes tant?… dit tout à coup la veuve.

– Ça me regarde: je sais ce que j’ai à faire, j’ai mon idée…

– Si je te les laissais emmener, toi, Amandine et François, vous ne remettriez jamais les pieds à Paris?

– Avant trois jours nous serions partis et comme morts pour vous.

– J’aime encore mieux cela que de t’avoir ici et d’être toujours à me défier d’eux… Allons, puisqu’il faut s’y résigner, emmène-les… et allez-vous-en tous le plus tôt possible… que je ne vous revoie jamais!…

– C’est dit!…

– C’est dit. Rends-moi la clef du caveau, que j’ouvre à Nicolas.

– Non, il y cuvera son vin; je vous rendrai la clef demain matin.

– Et Calebasse?

– C’est différent; ouvrez-lui quand je serai monté; elle me répugne à voir.

– Va… que l’enfer te confonde!

– C’est votre bonsoir, ma mère?

– Oui…

– Ça sera le dernier, heureusement, dit Martial.

– Le dernier, reprit la veuve.

Son fils alluma une chandelle, puis il ouvrit la porte de la cuisine, siffla son chien, qui accourut tout joyeux du dehors, et suivit son maître à l’étage supérieur de la maison.

– Va, ton compte est bon! murmura la mère en montrant le poing à son fils, qui venait de monter l’escalier; c’est toi qui l’auras voulu.

Puis, aidée de Calebasse, qui alla chercher un paquet de fausses clefs, la veuve crocheta le caveau où se trouvait Nicolas et remit celui-ci en liberté.

III François et Amandine

François et Amandine couchaient dans une pièce située immédiatement au-dessus de la cuisine, à l’extrémité d’un corridor sur lequel s’ouvraient plusieurs autres chambres servant de cabinets de société aux habitués du cabaret.

Après avoir partagé leur souper frugal, au lieu d’éteindre leur lanterne, selon les ordres de la veuve, les deux enfants avaient veillé laissant leur porte entr’ouverte pour guetter leur frère Martial au passage, lorsqu’il rentrerait dans sa chambre.

Posée sur un escabeau boiteux, la lanterne jetait de pâles clartés à travers sa corne transparente.

Des murs de plâtre rayés de voliges brunes, un grabat pour François, un vieux petit lit d’enfant beaucoup trop court pour Amandine, une pile de débris de chaises et de bancs brisés par les hôtes turbulents de la taverne de l’île du Ravageur, tel était l’intérieur de ce réduit.

Amandine, assise sur le bord du grabat, s’étudiait à se coiffer en marmotte avec le foulard volé, don de son frère Nicolas.

François, agenouillé, présentait un fragment de miroir à sa sœur, qui, la tête à demi tournée, s’occupait alors d’épanouir la grosse rosette, qu’elle avait faite en nouant les deux pointes du mouchoir.

Fort attentif et fort émerveillé de cette coiffure, François négligea un moment de présenter le morceau de glace de façon à ce que l’image de sa sœur pût s’y réfléchir.

– Lève donc le miroir plus haut, dit Amandine; maintenant je ne me vois plus… Là… bien… attends encore un peu… voilà que j’ai fini… Tiens, regarde! Comment me trouves-tu coiffée?

– Oh! très-bien! très-bien!… Dieu! Oh! la belle rosette!… Tu m’en feras une pareille à ma cravate, n’est-ce pas?

– Oui, tout à l’heure… mais laisse-moi me promener un peu. Tu iras devant moi… à reculons, en tenant toujours le miroir haut… pour que je puisse me voir en marchant…

François exécuta de son mieux cette manœuvre difficile, à la grande satisfaction d’Amandine, qui se prélassait, triomphante et glorieuse, sous les cornes et l’énorme bouffette de son foulard.

Très-innocente et très-naïve dans toute autre circonstance, cette coquetterie devenait coupable en s’exerçant à propos du produit d’un vol que François et Amandine n’ignoraient pas. Autre preuve de l’effrayante facilité avec laquelle des enfants, même bien doués, se corrompent presque à leur insu, lorsqu’ils sont continuellement plongés dans une atmosphère criminelle.

Et d’ailleurs le seul mentor de ces petits malheureux, leur frère Martial, n’était pas lui-même irréprochable, nous l’avons dit; incapable de commettre un vol ou un meurtre, il n’en menait pas moins une vie vagabonde et peu régulière. Sans doute les crimes de sa famille le révoltaient; il aimait tendrement les deux enfants; il les défendait contre les mauvais traitements; il tâchait de les soustraire à la pernicieuse influence de sa famille; mais, n’étant pas appuyés sur des enseignements d’une moralité rigoureuse, absolue, ses conseils sauvegardaient faiblement ses protégés. Ils se refusaient à commettre certaines mauvaises actions, non par honnêteté, mais pour obéir à Martial, qu’ils aimaient, et pour désobéir à leur mère, qu’ils redoutaient et haïssaient.

Quant aux notions du juste et de l’injuste, ils n’en avaient aucune, familiarisés qu’ils étaient avec les détestables exemples qu’ils avaient chaque jour sous les yeux, car, nous l’avons dit, ce cabaret champêtre, hanté pas le rebut de la plus basse populace, servait de théâtre à d’ignobles orgies, à de crapuleuses débauches; et Martial, si ennemi du vol et du meurtres se montrait assez indifférent à ces immondes saturnales.

C’est dire combien les instincts de moralité des enfants étaient douteux, vacillants, précaires, chez François surtout, arrivé à ce terme dangereux où l’âme hésitant indécise, entre le bien et le mal, peut être en un moment à jamais perdue ou sauvée…

– Comme ce mouchoir rouge te va bien, ma sœur! reprit François; est-il joli! Quand nous irons jouer sur la grève devant le four à plâtre du chaufournier, faudra te coiffer comme ça, pour faire enrager ses enfants, qui sont toujours à nous jeter des pierres et à nous appeler petits guillotinés… Moi, je mettrai aussi ma belle cravate rouge, et nous leur dirons: «C’est égal, vous n’avez pas de beaux mouchoirs de soie comme nous deux!»

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