– Mais, dis donc, François…, reprit Amandine après un moment de réflexion, s’ils savaient que les mouchoirs que nous portons sont volés, ils nous appelleraient petits voleurs…
– Avec ça qu’ils s’en gênent de nous appeler voleurs!
– Quand c’est pas vrai… c’est égal… Mais maintenant…
– Puisque Nicolas nous les a donnés, ces deux mouchoirs, nous ne les avons pas volés.
– Oui, mais lui, il les a pris sur un bateau, et notre frère Martial dit qu’il ne faut pas voler…
– Mais, puisque c’est Nicolas qui a volé, ça ne nous regarde pas.
– Tu crois, François?
– Bien sûr…
– Pourtant il me semble que j’aimerais mieux que la personne à qui ils étaient nous les eût donnés… Et toi, François?
– Moi, ça m’est égal… On nous en a fait cadeau; c’est à nous.
– Tu en es bien sûr?
– Mais, oui, oui, sois donc tranquille!…
– Alors… tant mieux, nous ne faisons pas ce que mon frère Martial nous défend, et nous avons de beaux mouchoirs.
– Dis donc, Amandine, s’il savait que, l’autre jour, Calebasse t’a fait prendre ce fichu à carreaux dans la balle du colporteur pendant qu’il avait le dos tourné?
– Oh! François, ne dis pas cela! dit la pauvre enfant dont les yeux se mouillèrent de larmes. Mon frère Martial serait capable de ne plus nous aimer… vois-tu… de nous laisser tout seuls ici…
– N’aie donc pas peur… est-ce que je lui en parlerai jamais? Je riais…
– Oh! ne ris pas de cela, François; j’ai eu assez de chagrin, va! Mais il a bien fallu; ma sœur m’a pincée jusqu’au sang, et puis elle me faisait des yeux… des yeux… Et pourtant, par deux fois le cœur m’a manqué, je croyais que je ne pourrais jamais… Enfin, le colporteur ne s’est aperçu de rien, et ma sœur a gardé le fichu. Si on m’avait prise pourtant, François, on m’aurait mise en prison…
– On ne t’a pas prise, c’est comme si tu n’avais pas volé.
– Tu crois?
– Pardi!
– Et en prison, comme on doit être malheureux!
– Ah! bien oui… au contraire…
– Comment, François, au contraire?
– Tiens! tu sais bien le gros boiteux qui loge à Paris chez le père Micou, le revendeur de Nicolas… qui tient un garni à Paris, passage de la Brasserie?
– Un gros boiteux?
– Mais oui, qui est venu ici, à la fin de l’automne, de la part du père Micou, avec un montreur de singes et deux femmes.
– Ah! oui, oui; un gros boiteux qui a dépensé tant, tant d’argent?
– Je crois bien, il payait pour tout le monde… Te souviens-tu, les promenades sur l’eau… c’est moi qui les menais… même que le montreur de singes avait emporté son orgue pour faire de la musique dans le bateau?…
– Et puis, le soir, le beau feu d’artifice qu’ils ont tiré, François!
– Et le gros boiteux n’était pas chiche! Il m’a donné dix sous pour moi! Il ne prenait jamais que du vin cacheté; ils avaient du poulet à tous leurs repas; il en a eu au moins pour quatre-vingts francs.
– Tant que ça, François?
– Oh! oui…
– Il était donc bien riche?
– Du tout… ce qu’il dépensait, c’était de l’argent qu’il avait gagné en prison, d’où il sortait.
– Il avait gagné tout cet argent-là en prison?
– Oui… il disait qu’il lui restait encore sept cents francs; que quand il ne lui resterait plus rien… il ferait un bon coup… et que si on le prenait… ça lui était bien égal, parce qu’il retournerait rejoindre les bons enfants de la geôle, comme il dit.
– Il n’avait donc pas peur de la prison, François?
– Mais au contraire… il disait à Calebasse qu’ils sont là un tas d’amis et de noceurs ensemble… qu’il n’avait jamais eu un meilleur lit et une meilleure nourriture qu’en prison… de la bonne viande quatre fois la semaine, du feu tout l’hiver, et une bonne somme en sortant… tandis qu’il y a des bêtes d’ouvriers honnêtes qui crèvent de faim et de froid, faute d’ouvrage…
– Pour sûr, François, il disait ça, le gros boiteux?
– Je l’ai bien entendu… puisque c’est moi qui ramais dans le bachot pendant qu’il racontait son histoire à Calebasse et aux deux femmes, qui disaient que c’était la même chose dans les prisons de femmes d’où elles sortaient.
– Mais alors, François, faut donc pas que ça soit si mal de voler, puisqu’on est si bien en prison?
– Dame! je ne sais pas, moi… ici, il n’y a que notre frère Martial qui dise que c’est mal de voler… peut-être qu’il se trompe…
– C’est égal, il faut le croire, François… il nous aime tant!
– Il nous aime, c’est vrai… quand il est là, il n’y a pas de risque qu’on nous batte… S’il avait été ici ce soir, notre mère ne m’aurait pas roué de coups… Vieille bête! Est-elle mauvaise!… Oh! je la hais… je la hais… que je voudrais être grand pour lui rendre tous les coups qu’elle nous a donnés… à toi, surtout, qui est bien moins dure que moi…
– Oh! François, tais-toi… ça me fait peur de t’entendre dire que tu voudrais battre notre mère! s’écria la pauvre petite en pleurant et en jetant ses bras autour du cou de son frère, qu’elle embrassa tendrement.
– Non, c’est que c’est vrai aussi, reprit François en repoussant Amandine avec douceur, pourquoi ma mère et Calebasse sont-elles toujours si acharnées sur nous?
– Je ne sais pas, reprit Amandine en essuyant ses yeux du revers de sa main; c’est peut-être parce qu’on a mis notre frère Ambroise aux galères et qu’on a guillotiné notre père, qu’elles sont injustes pour nous…
– Est-ce que c’est notre faute?
– Mon Dieu, non; mais que veux-tu?
– Ma foi, si je devais recevoir ainsi toujours, toujours des coups, à la fin j’aimerais mieux voler comme ils veulent, moi… À quoi ça m’avance-t-il de ne pas voler?
– Et Martial, qu’est-ce qu’il dirait?
– Oh! sans lui… il y a longtemps que j’aurais dit oui, car ça lasse aussi d’être battu; tiens, ce soir, jamais ma mère n’avait été aussi méchante… c’était comme une furie… il faisait noir, noir… elle ne disait pas un mot… je ne sentais que sa main froide qui me tenait par le cou pendant que de l’autre elle me battait… et puis il me semblait voir ses yeux reluire…
– Pauvre François… pour avoir dit que tu avais vu un os de mort dans le bûcher.