Литмир - Электронная Библиотека

– Ah! vous n’êtes pas couchés et vous nous espionnez! s’écria tout à coup la veuve, en s’adressant du dehors à François et à sa sœur.

Au moment de rentrer dans la cuisine, elle venait d’apercevoir la lueur qui s’échappait de la persienne entr’ouverte.

Les malheureux enfants avaient négligé d’éteindre leur lumière.

– Je monte, ajouta la veuve d’une voix terrible, je monte vous trouver, petits mouchards!

Tels étaient les événements qui se passèrent à l’île du Ravageur, la veille du jour où Mme Séraphin devait y amener Fleur-de-Marie.

IV Un garni

Le passage de la Brasserie, passage ténébreux et assez peu connu, quoique situé au centre de Paris, aboutit d’un côté à la rue Traversière-Saint-Honoré, de l’autre à la cour Saint-Guillaume.

Vers le milieu de cette ruelle, humide, boueuse, sombre et triste, où presque jamais le soleil ne pénètre, s’élevait une maison garnie (vulgairement un garni, en raison du bas prix de ses loyers).

Sur un méchant écriteau on lisait: Chambres et cabinets meublés; à droite d’une allée obscure s’ouvrait la porte d’un magasin non moins obscur, où se tenait habituellement le principal locataire du garni.

Cet homme, dont le nom a été plusieurs fois prononcé à l’île du Ravageur, se nomme Micou: il est ouvertement marchand de vieilles ferrailles, mais secrètement il achète et recèle les métaux volés, tels que fer, plomb, cuivre et étain.

Dire que le père Micou était en relation d’affaires et d’amitié avec les Martial, c’est apprécier suffisamment sa moralité.

Il est, du reste, un fait à la fois curieux et effrayant; c’est l’espèce d’affiliation, de communion mystérieuse qui relie presque tous les malfaiteurs de Paris. Les prisons en commun sont les grands centres où affluent et d’où refluent incessamment ces flots de corruption qui envahissent peu à peu la capitale et y laissent de si sanglantes épaves.

Le père Micou est un gros homme de cinquante ans, à physionomie basse, rusée, au nez bourgeonnant, aux joues avinées; il porte un bonnet de loutre et s’enveloppe d’un vieux carrick vert.

Au-dessus du petit poêle de fonte auprès duquel il se chauffe, on remarque une planche numérotée attachée au mur; là sont accrochées les clefs des chambres dont les locataires sont absents. Les carreaux de la devanture vitrée qui s’ouvrait sur la rue, derrière d’épais barreaux de fer, étaient peints de façon à ce que du dehors on ne pût pas voir (et pour cause) ce qui se passait dans la boutique.

Il règne dans ce vaste magasin une assez grande obscurité; aux murailles noirâtres et humides pendent des chaînes rouillées de toutes grosseurs et de toutes longueurs; le sol disparaît presque entièrement sous des monceaux de débris de fer et de fonte.

Trois coups frappés à la porte, d’une façon particulière, attirèrent l’attention du logeur-revendeur-receleur.

– Entrez! cria-t-il.

On entra.

C’était Nicolas, le fils de la veuve du supplicié.

Il était très-pâle; sa figure semblait encore plus sinistre que la veille, et pourtant on le verra feindre une sorte de gaieté bruyante pendant l’entretien suivant. (Cette scène se passait le lendemain de la querelle de ce bandit avec son frère Martial.)

– Ah! te voilà, bon sujet! lui dit cordialement le logeur.

– Oui, père Micou; je viens faire affaire avec vous.

– Ferme donc la porte, alors… ferme donc la porte…

– C’est que mon chien et ma petite charrette sont là… avec la chose.

– Qu’est-ce que c’est que tu m’apportes? du gras-double ?

– Non, père Micou.

– C’est pas du ravage ; t’es trop feignant maintenant; tu ne travailles plus… c’est peut-être du dur ?

– Non, père Micou; c’est du rouget quatre saumons… Il doit y en avoir au moins cent cinquante livres; mon chien en a tout son tirage.

– Va me chercher le rouget; nous allons peser.

– Faut que vous m’aidiez, père Micou; j’ai mal au bras.

Et, au souvenir de sa lutte avec son frère Martial, les traits du bandit exprimèrent à la fois un ressentiment de haine et de joie féroce, comme si déjà sa vengeance eût été satisfaite.

– Qu’est-ce que tu as donc au bras, mon garçon?

– Rien… une foulure.

– Il faut faire rougir un fer au feu, le tremper dans l’eau, et mettre ton bras dans cette eau presque bouillante; c’est un remède de ferrailleur, mais excellent.

– Merci, père Micou.

– Allons, viens chercher le rouget; je vais t’aider, paresseux!

En deux voyages, les saumons furent retirés d’une petite charrette tirée par un énorme dogue, et apportés dans la boutique.

– C’est une bonne idée, ta charrette! dit le père Micou en ajustant les plateaux de bois d’énormes balances pendues à une des solives du plafond.

– Oui, quand j’ai quelque chose à apporter, je mets mon dogue et la charrette dans mon bachot, et j’attelle en abordant. Un fiacre jaserait peut-être, mon chien ne jase pas.

– Et on va toujours bien chez toi? demanda le receleur en pesant le cuivre; ta mère et ta sœur sont en bonne santé?

– Oui, père Micou.

– Les enfants aussi?

– Les enfants aussi. Et votre neveu, André, où donc est-il?

– Ne m’en parle pas! Il était en ribote hier; Barbillon et le gros boiteux me l’ont emmené, il n’est rentré que ce matin; il est déjà en course… au grand bureau de la poste, rue Jean-Jacques Rousseau. Et ton frère Martial, toujours sauvage?

– Ma foi, je n’en sais rien.

– Comment! Tu n’en sais rien?

– Non, dit Nicolas en affectant un air indifférent: depuis deux jours nous ne l’avons pas vu… Il sera peut-être retourné braconner dans les bois, à moins que son bateau qui était vieux, vieux… n’ait coulé bas au milieu de la rivière, et lui avec…

– Ça ne te ferait pas de peine, garnement, car tu ne pouvais pas le sentir, ton frère!

– C’est vrai… on a comme ça des idées sur les uns et sur les autres. Combien y a-t-il de livres de cuivre?

– T’as le coup d’œil juste… cent quarante-huit livres, mon garçon.

67
{"b":"125189","o":1}