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– Prenez donc garde, d’Harville; ces plaisanteries-là sont toujours dangereuses; un malheur est si vite arrivé! dit M. de Lucenay, voyant le marquis approcher encore le pistolet de ses lèvres.

– Parbleu, mon cher, croyez-vous que s’il était chargé je jouerais ce jeu-là?

– Sans doute, mais c’est toujours imprudent.

– Tenez, messieurs, voilà comme on s’y prend: on introduit délicatement le canon entre ses dents… et alors…

– Mon Dieu! que vous êtes donc bête, d’Harville, quand vous vous y mettez! dit M. de Lucenay en haussant les épaules.

– On approche le doigt de la détente…, ajouta M. d’Harville.

– Est-il enfant… est-il enfant… à son âge!

– Un petit mouvement sur la gâchette, reprit le marquis, et l’on va droit chez les âmes.

Avec ces mots le coup partit.

M. d’Harville s’était brûlé la cervelle.

Nous renonçons à peindre la stupeur, l’épouvante des convives de M. d’Harville.

Le lendemain on devait lire dans un journal:

«Hier, un événement aussi imprévu que déplorable a mis en émoi tout le faubourg Saint-Germain. Une de ces imprudences qui amènent chaque année de si funestes accidents a causé un affreux malheur. Voici les faits que nous avons recueillis, et dont nous pouvons garantir l’authenticité:

«M. le marquis d’Harville, possesseur d’une fortune immense, âgé à peine de vingt-six ans, cité pour la bonté de son cœur, marié depuis peu d’années à une femme qu’il idolâtrait, avait réuni quelques-uns de ses amis à déjeuner. En sortant de table, on passa dans la chambre à coucher de M. d’Harville, où se trouvaient plusieurs armes de prix. En faisant examiner à ses convives quelques fusils, M. d’Harville prit en plaisantant un pistolet qu’il ne croyait pas chargé et l’approcha de ses lèvres… Dans sa sécurité, il pesa sur la gâchette… le coup partit!… et le malheureux jeune homme tomba mort, la tête horriblement fracassée! Que l’on juge de l’effroyable consternation des amis de M. d’Harville, auxquels un instant auparavant, plein de jeunesse, de bonheur et d’avenir, il faisait part de différents projets! Enfin, comme si toutes les circonstances de ce douloureux événement devaient le rendre plus cruel encore par de pénibles contrastes, le matin même, M. d’Harville, voulant ménager une surprise à sa femme, avait acheté une parure d’un grand prix qu’il lui destinait… Et c’est au moment où peut-être jamais la vie ne lui avait paru plus riante et plus belle qu’il tombe victime d’un effroyable accident…

«En présence d’un pareil malheur, toutes réflexions sont inutiles, on ne peut que rester anéanti devant les arrêts impénétrables de la Providence.»

Nous citons le journal, afin de consacrer, pour ainsi dire, la croyance générale, qui attribua la mort du mari de Clémence à une fatale et déplorable imprudence.

Est-il besoin de dire que M. d’Harville emporta seul dans la tombe le mystérieux secret de sa mort volontaire?…

Oui, volontaire et calculée, et méditée avec autant de sang-froid que de générosité, afin que Clémence ne pût concevoir le plus léger soupçon sur la véritable cause de ce suicide.

Ainsi les projets dont M. d’Harville avait entretenu son intendant et ses amis, ces heureuses confidences à son vieux serviteur, la surprise que le matin même il avait ménagée à sa femme, tout cela était autant de pièges tendus à la crédulité publique. Comment supposer qu’un homme si préoccupé de l’avenir, si jaloux de plaire à sa femme, pût songer à se tuer?…

Sa mort ne fut donc attribuée et ne pouvait qu’être attribuée à une imprudence. Quant à sa résolution, un incurable désespoir l’avait dictée. En se montrant à son égard aussi affectueuse, aussi tendre qu’elle s’était montrée jadis froide et hautaine, en revenant noblement à lui, Clémence avait éveillé dans le cœur de son mari de douloureux remords.

La voyant si mélancoliquement résignée à cette longue vie sans amour, passée auprès d’un homme atteint d’une incurable et effrayante maladie; bien certain, d’après la solennité des paroles de Clémence, qu’elle ne pourrait jamais vaincre la répugnance qu’il lui inspirait, M. d’Harville s’était pris d’une profonde pitié pour sa femme et d’un effrayant dégoût de lui-même et de la vie.

Dans l’exaspération de sa douleur, il se dit:

«Je n’aime, je ne puis aimer qu’une femme au monde… c’est la mienne. Sa conduite, pleine de cœur et d’élévation, augmenterait encore ma folle passion, s’il était possible de l’augmenter.

«Et cette femme, qui est la mienne, ne peut jamais m’appartenir…

«Elle a le droit de me mépriser, de me haïr…

«Je l’ai, par une tromperie infâme, enchaînée, jeune fille, à mon détestable sort…

«Je m’en repens… Que dois-je faire pour elle maintenant?

«La délivrer des liens odieux que mon égoïsme lui a imposés.

«Ma mort seule peut briser ces liens… il faut donc que je me tue…»

Et voilà pourquoi M. d’Harville avait accompli ce grand, ce douloureux sacrifice.

Si le divorce eût existé, ce malheureux se serait-il suicidé?

Non!

Il pouvait réparer en partie le mal qu’il avait fait, rendre sa femme à la liberté, lui permettre de trouver le bonheur dans une autre union…

L’inexorable immutabilité de la loi rend donc souvent certaines fautes irrémédiables, ou, comme dans ce cas, ne permet de les effacer que par un nouveau crime.

VI Saint-Lazare

Nous croyons devoir prévenir les plus timorés de nos lecteurs que la prison de Saint-Lazare, spécialement destinée aux voleuses et aux prostituées, est journellement visitée par plusieurs femmes dont la charité, dont le nom, dont la position sociale, commandent le respect de tous.

Ces femmes, élevées au milieu des splendeurs de la fortune, ces femmes, à bon droit comptées parmi la société la plus choisie, viennent chaque semaine passer de longues heures auprès des misérables prisonnières de Saint-Lazare; épiant dans ces âmes dégradées la moindre aspiration vers le bien, le moindre regret d’un passé criminel, elles encouragent les tendances meilleures, fécondent le repentir, et par la puissante magie de ces mots: devoir, honneur, vertu, elles retirent quelquefois de la fange une de ces créatures abandonnées, avilies, méprisées.

Habituées aux délicatesses, à la politesse exquise de la meilleure compagnie, ces femmes courageuses quittent leur hôtel séculaire, appuient leurs lèvres au front virginal de leurs filles pures comme les anges du ciel, et vont dans de sombres prisons braver l’indifférence grossière ou les propos criminels de ces voleuses ou de ces prostituées…

Fidèles à leur mission de haute moralité, elles descendent vaillamment dans cette boue infecte, posent la main sur tous ces cœurs gangrenés, et, si quelque faible battement d’honneur leur révèle un léger espoir de salut, elles disputent et arrachent à une irrévocable perdition l’âme malade dont elles n’ont pas désespéré.

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