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– Je me mets à vos ordres avec le plus grand plaisir.

– Sortez-vous tantôt, mon ami? Vous reverrai-je avant dîner?

– Je ne sors pas… Vous me retrouverez… ici.

– Alors, en revenant, je viendrai savoir si votre déjeuner de garçon a été amusant.

– Adieu, Clémence.

– Adieu, mon ami… à bientôt!… Je vous laisse le champ libre, je vous souhaite mille bonnes folies… Soyez bien gai!

Et, après avoir cordialement serré la main de son mari, Clémence sortit par une porte un moment avant que M. de Lucenay n’entrât par une autre.

– Elle me souhaite mille bonnes folies… Elle m’engage à être gai… Dans ce mot: adieu, dans ce dernier cri de mon âme à l’agonie, dans cette parole de suprême et éternelle séparation, elle a compris: à bientôt… Et elle s’en va tranquille, souriante… Allons… cela fait honneur à ma dissimulation… Par le ciel! je ne me croyais pas si bon comédien… Mais voici Lucenay…

V Déjeuner de garçons

M. de Lucenay entra chez M. d’Harville.

La blessure du duc avait si peu de gravité qu’il ne portait même plus son bras en écharpe; sa physionomie était toujours goguenarde et hautaine, son agitation toujours incessante, sa manie de tracasser toujours insurmontable. Malgré ses travers, ses plaisanteries de mauvais goût, malgré son nez démesuré qui donnait à sa figure un caractère presque grotesque, M. de Lucenay n’était pas, nous l’avons dit, un type vulgaire, grâce à une sorte de dignité naturelle et de courageuse impertinence qui ne l’abandonnait jamais.

– Combien vous devez me croire indifférent à ce qui vous regarde, mon cher Henri! dit M. d’Harville en tendant la main à M. de Lucenay; mais c’est seulement ce matin que j’ai appris votre fâcheuse aventure.

– Fâcheuse… allons donc, marquis!… Je m’en suis donné pour mon argent, comme on dit. Je n’ai jamais tant ri de ma vie!… Cet excellent M. Robert avait l’air si solennellement déterminé à ne pas passer pour avoir la pituite… Au fait, vous ne savez pas? C’était la cause du duel. L’autre soir, à l’ambassade de ***, je lui avais demandé, devant votre femme et devant la comtesse Mac-Gregor, comme il la gouvernait, sa pituite. Inde iræ; car, entre nous, il n’avait pas cet inconvénient-là. Mais c’est égal. Vous comprenez… s’entendre dire cela devant de jolies femmes, c’est impatientant.

– Quelle folie! Je vous reconnais bien! Mais qu’est-ce que M. Robert?

– Je n’en sais, ma foi, rien du tout; c’est un monsieur que j’ai rencontré aux eaux; il passait devant nous dans le jardin d’hiver de l’ambassade, je l’ai appelé pour lui faire cette bête plaisanterie, il y a répondu le surlendemain en me donnant très-galamment un petit coup d’épée; voilà nos relations. Mais ne parlons plus de ces niaiseries. Je viens vous demander une tasse de thé.

Ce disant, M. de Lucenay se jeta et s’étendit sur un sofa; après quoi, introduisant le bout de sa canne entre le mur et la bordure d’un tableau placé au-dessus de sa tête, il commença de tracasser et de balancer ce cadre.

– Je vous attendais, mon cher Henri, et je vous ai ménagé une surprise, dit M. d’Harville.

– Ah! bah! et laquelle? s’écria M. de Lucenay en imprimant au tableau un balancement très-inquiétant.

– Vous allez finir par décrocher ce tableau, et vous le faire tomber sur la tête…

– C’est pardieu, vrai! vous avez un coup d’œil d’aigle… Mais votre surprise, dites-la donc?

– J’ai prié quelques-uns de nos amis de venir déjeuner avec nous.

– Ah bien! par exemple, pour ça, marquis, bravo! bravissimo! archi-bravissimo! cria M. de Lucenay à tue-tête en frappant de grands coups de canne sur les coussins du sofa. Et qui aurons-nous? Saint-Remy? Non, au fait, il est à la campagne depuis quelques jours; que diable peut-il manigancer à la campagne en plein hiver?

– Vous êtes sûr qu’il n’est pas à Paris?

– Très-sûr; je lui avais écrit pour lui demander de me servir de témoin… Il était absent, je me suis rabattu sur lord Douglas et sur Sézannes…

– Cela se rencontre à merveille, ils déjeunent avec nous.

– Bravo! bravo! bravo! se mit à crier de nouveau M. de Lucenay. Puis se tordant et se roulant sur le sofa, il accompagna cette fois ses cris inhumains d’une série de sauts de carpe à désespérer un bateleur.

Les évolutions acrobatiques du duc de Lucenay furent interrompues par l’arrivée de M. de Saint-Remy.

– Je n’ai pas eu besoin de demander si Lucenay était ici, dit gaiement le vicomte. On l’entend d’en bas!

– Comment! c’est vous, beau sylvain, campagnard! loup-garou! s’écria le duc étonné, en se redressant brusquement; on vous croyait à la campagne.

– Je suis de retour depuis hier; j’ai reçu tout à l’heure l’invitation de d’Harville et j’accours… tout joyeux de cette bonne surprise. Et M. de Saint-Remy tendit la main à M. de Lucenay, puis au marquis.

– Et je vous sais bien gré de cet empressement, mon cher Saint-Remy. N’est-ce pas naturel? Les amis de Lucenay ne doivent-ils pas se réjouir de l’heureuse issue de ce duel, qui, après tout, pouvait avoir des suites fâcheuses.

– Mais, reprit obstinément le duc, qu’est-ce donc que vous avez été faire à la campagne en plein hiver, Saint-Remy? cela m’intrigue.

– Est-il curieux! dit le vicomte en s’adressant à M. d’Harville. Puis il répondit au duc: – Je veux me sevrer peu à peu de Paris… puisque je dois le quitter bientôt…

– Ah! oui, cette belle imagination de vous faire attacher à la légation de France à Gerolstein… Laissez-nous donc tranquilles avec vos billevesées de diplomatie! vous n’irez jamais là… ma femme le dit et tout le monde le répète…

– Je vous assure que Mme de Lucenay se trompe comme tout le monde.

– Elle vous a dit devant moi que c’était une folie…

– J’en ai tant fait dans ma vie!

– Des folies élégantes et charmantes, à la bonne heure, comme qui dirait de vous ruiner par vos magnificences de Sardanapale, j’admets ça; mais aller vous enterrer dans un trou de cour pareil… à Gerolstein! Voyez donc la belle poussée… Ça n’est pas une folie, c’est une bêtise, et vous avez trop d’esprit pour en faire… des bêtises.

– Prenez garde, mon cher Lucenay; en médisant de cette cour allemande, vous allez-vous faire une querelle avec d’Harville, l’ami intime du grand-duc régnant, qui, du reste, m’a l’autre jour accueilli avec la meilleure grâce du monde à l’ambassade de ***, où je lui ai été présenté.

– Vraiment! mon cher Henri, dit M. d’Harville, si vous connaissiez le grand-duc comme je le connais, vous comprendriez que Saint-Remy n’ait aucune répugnance à aller passer quelque temps à Gerolstein.

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