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Quant à Mme Séraphin, le notaire, en la sacrifiant, se défaisait de l’un des deux complices (Bradamanti était l’autre) qui pouvaient le perdre en se perdant eux-mêmes, il est vrai; mais Jacques Ferrand croyait ses secrets mieux gardés par la tombe que par l’intérêt personnel.

La veuve du supplicié et Calebasse avaient attentivement écouté Nicolas, qui ne s’était interrompu que pour boire avec excès. Aussi commençait-il à parler avec une exaltation singulière:

– Ça n’est pas tout, reprit-il; j’ai emmanché une autre affaire avec la Chouette et Barbillon, de la rue aux Fèves. C’est un fameux coup crânement monté; et, si nous ne le manquons pas, il y aura de quoi frire, je m’en vante. Il s’agit de dépouiller une courtière en diamants, qui a quelquefois pour des cinquante mille francs de pierreries dans son cabas.

– Cinquante mille francs! s’écrièrent la mère et la fille, dont les yeux étincelèrent de cupidité.

– Oui… rien que ça. Bras-Rouge en sera. Hier il a déjà empaumé la courtière par une lettre que nous lui avons portée nous deux Barbillon, boulevard Saint-Denis. C’est un fameux homme que Bras-Rouge! Comme il a de quoi, on ne se méfie pas de lui. Pour amorcer la courtière, il lui a déjà vendu un diamant de quatre cents francs. Elle ne se défiera pas de venir, à la tombée du jour, dans son cabaret des Champs-Élysées. Nous serons là cachés. Calebasse viendra aussi, elle gardera mon bateau le long de la Seine. S ’il faut emballer la courtière morte ou vive, ça sera une voiture commode et qui ne laisse pas de traces. En voilà un plan! Gueux de Bras-Rouge, quelle sorbonne!

– Je me défie toujours de Bras-Rouge, dit la veuve. Après l’affaire de la rue Montmartre, ton frère Ambroise a été à Toulon et Bras-Rouge a été relâché.

– Parce qu’il n’y avait pas de preuves contre lui; il est si malin! Mais trahir les autres… jamais!

La veuve secoua la tête, comme si elle n’eût été qu’à demi convaincue de la probité de Bras-Rouge. Après quelques moments de réflexion, elle dit:

– J’aime mieux l’affaire du quai de Billy pour demain ou après-demain soir… la noyade des deux femmes… Mais Martial nous gênera… comme toujours…

– Le tonnerre du diable ne nous débarrassera donc pas de lui?… s’écria Nicolas à moitié ivre, en plantant avec fureur son long couteau dans la table.

– J’ai dit à ma mère que nous en avions assez, que ça ne pouvait pas durer, reprit Calebasse. Tant qu’il sera ici, on ne pourra rien faire des enfants…

– Je vous dis qu’il est capable de nous dénoncer un jour ou l’autre, le brigand! dit Nicolas. Vois-tu, la mère… si tu m’en avais cru…, ajouta-t-il d’un air farouche et significatif en regardant sa mère, tout serait dit…

– Il y a d’autres moyens.

– C’est le meilleur! dit le brigand.

– Maintenant… non, répondit la veuve, d’un ton si absolu que Nicolas se tut, dominé par l’influence de sa mère, qu’il savait aussi criminelle, aussi méchante, mais encore plus déterminée que lui.

La veuve ajouta:

– Demain matin il quittera l’île pour toujours.

– Comment? dirent à la fois Calebasse et Nicolas.

– Il va rentrer; cherchez-lui querelle… mais hardiment, en face… comme vous n’avez jamais osé le faire… Venez-en aux coups, s’il le faut… Il est fort… mais vous serez deux, et je vous aiderai… Surtout pas de couteaux!… Pas de sang… qu’il soit battu, pas blessé.

– Et puis après, la mère? demanda Nicolas.

– Après… on s’expliquera… Nous lui dirons de quitter l’île demain… sinon que tous les jours la scène de ce soir recommencera… Je le connais, ces batteries continuelles le dégoûteront. Jusqu’à présent on l’a laissé trop tranquille…

– Mais il est entêté comme un mulet; il est capable de vouloir rester tout de même à cause des enfants…, dit Calebasse.

– C’est un gueux fini… mais une batterie ne lui fait pas peur, dit Nicolas.

– Une… oui, dit la veuve, mais tous les jours, tous les jours… c’est l’enfer… il cédera…

– Et s’il ne cédait pas?

– Alors j’ai un autre moyen sûr de le forcer à partir cette nuit, ou demain matin au plus tard, reprit la veuve avec un sourire étrange.

– Vraiment, la mère?

– Oui, mais j’aimerais mieux l’effrayer par les batteries: si je n’y réussissais pas… alors, à l’autre moyen.

– Et si l’autre moyen ne réussissait pas non plus, la mère? dit Nicolas.

– Il y en a un dernier qui réussit toujours, répondit la veuve.

Tout à coup la porte s’ouvrit, Martial entra.

Il ventait si fort au-dehors qu’on n’avait pas entendu les aboiements des chiens annoncer le retour du fils aîné de la veuve du supplicié.

II La mère et le fils

Ignorant les mauvais desseins de sa famille, Martial entra lentement dans la cuisine.

Quelques mots de la Louve, dans son entretien avec Fleur-de-Marie, ont déjà fait connaître la singulière existence de cet homme.

Doué de bons instincts naturels, incapable d’une action positivement basse ou méchante. Martial n’en menait pas moins une conduite peu régulière. Il pêchait en fraude, et sa force, son audace, inspiraient assez de crainte aux gardes-pêche pour qu’ils fermassent les yeux sur son braconnage de rivière.

À cette industrie déjà très-peu légale, Martial en joignait une autre fort illicite.

Bravo redouté, il se chargeait volontiers, plus encore par excès de courage, par crânerie, que par cupidité, de venger, dans des rencontres de pugilat ou de bâton, les victimes d’adversaires d’une force trop inégale; il faut dire que Martial choisissait d’ailleurs avec assez de droiture les causes qu’il plaidait à coups de poing; généralement il prenait le parti du faible contre le fort.

L’amant de la Louve ressemblait beaucoup à François et à Amandine; il était de taille moyenne, mais robuste, large d’épaules; ses épais cheveux roux, coupés en brosse, formaient cinq pointes sur son front bien ouvert; sa barbe épaisse, drue et courte, ses joues larges, son nez saillant carrément accusé, ses yeux bleus et hardis, donnaient à ce mâle visage une expression singulièrement résolue.

Il était coiffé d’un vieux chapeau ciré; malgré le froid, il ne portait qu’une mauvaise blouse bleue par-dessus sa veste et son pantalon de gros velours de coton tout usé. Il tenait à la main un énorme bâton noueux, qu’il déposa près de lui sur le buffet…

Un gros chien basset, à jambes torses, au pelage noir marqué de feux très-vifs, était entré avec Martial; mais il restait auprès de la porte, n’osant s’approcher ni du feu, ni des convives déjà attablés, l’expérience ayant prouvé au vieux Miraut (c’était le nom du basset, ancien compagnon de braconnage de Martial) qu’il était, ainsi que son maître, très-peu sympathique à la famille.

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