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«- Ravageur, que je lui réponds, comme c’était encore convenu.

«- Vous vous appelez Martial? me dit-il.

«- Oui, bourgeois.

«- Il est venu ce matin une femme à votre île; que vous a-t-elle dit?

«- Que vous aviez à me parler de la part de M. Bradamanti.

«- Voulez-vous gagner de l’argent?

«- Oui, bourgeois, beaucoup.

«- Vous avez un bateau?

«- Nous en avons quatre, bourgeois, c’est notre partie: bachoteurs et ravageurs de père en fils, à votre service.

«- Voilà ce qu’il faudrait faire… si vous n’avez pas peur…

«- Peur… de quoi, bourgeois?

«- De voir quelqu’un se noyer par accident… seulement il s’agirait d’aider à l’accident… Comprenez-vous?

«- Ah çà! bourgeois, faut donc faire boire un particulier à même la Seine comme par hasard? Ça me va… Mais, comme c’est un fricot délicat, ça coûte cher d’assaisonnement…

«- Combien… pour deux?…

«- Pour deux… il y aura deux personnes à mettre au court-bouillon dans la rivière?

«- Oui…

«- Cinq cents francs par tête, bourgeois… c’est pas cher!

«- Va pour mille francs…

«- Payés d’avance, bourgeois.

«- Deux cents francs d’avance, le reste après…

«- Vous vous défiez de moi, bourgeois?

«- Non; vous pouvez empocher mes deux cents francs sans remplir nos conventions.

«- Et vous, bourgeois, une fois le coup fait, quand je vous demanderai les huit cents francs, vous pouvez me répondre: Merci, je sors d’en prendre!

«- C’est une chance, ça vous convient-il, oui ou non? Deux cents francs comptant, et après-demain soir, ici à neuf heures, je vous remettrai huit cents francs.

«- Et qui vous dira que j’aurai fait boire les deux personnes?

«- Je le saurai… ça me regarde… Est-ce dit?

«- C’est dit, bourgeois.

«- Voilà deux cents francs… Maintenant, écoutez-moi: vous reconnaîtrez bien la vieille femme qui est allée vous trouver ce matin?

«- Oui, bourgeois.

«- Demain ou après-demain au plus tard, vous la verrez venir, vers les quatre heures du soir, sur la rive en face de votre île, avec une jeune fille blonde, la vieille vous fera un signal en agitant un mouchoir.

«- Oui, bourgeois.

«- Combien faut-il de temps pour aller de la rive à votre île?

«- Vingt bonnes minutes.

«- Vos bateaux sont à fond plat?

«- Plat comme la main, bourgeois.

«- Vous pratiquerez adroitement une sorte de large soupape dans le fond de l’un de ces bateaux, afin de pouvoir, en ouvrant cette soupape, le faire couler à volonté en un clin d’œil… Comprenez-vous?

«- Très-bien, bourgeois; vous êtes malin! J’ai justement un vieux bateau à moitié pourri; je voulais le déchirer… il sera bon pour ce dernier voyage.

«- Vous partez donc de votre île avec ce bateau à soupape; un bon bateau vous suit, conduit par quelqu’un de votre famille. Vous abordez, vous prenez la vieille femme et la jeune fille blonde à bord du bateau troué, et vous regagnez votre île: mais, à une distance raisonnable du rivage, vous feignez de vous baisser pour raccommoder quelque chose, vous ouvrez la soupape et vous sautez lestement dans l’autre bateau, pendant que la vieille femme et la jeune fille blonde…

«- Boivent à la même tasse… ça y est, bourgeois!

«- Mais êtes-vous sûr de n’être pas dérangé? S’il venait des pratiques dans votre cabaret?

«- Il n’y a pas de crainte, bourgeois. À cette heure-là, et en hiver surtout, il n’en vient jamais… c’est notre morte-saison; et il en viendrait, qu’ils ne seraient pas gênants, au contraire… c’est tous des amis connus.

«- Très-bien! D’ailleurs vous ne vous compromettez en rien: le bateau sera censé couler par vétusté, et la vieille femme qui vous aura amené la jeune fille disparaîtra avec elle. Enfin, pour bien vous assurer que toutes deux seront noyées (toujours par accident), vous pourrez, si elles revenaient sur l’eau ou si elles s’accrochaient au bateau, avoir l’air de faire tous vos efforts pour les secourir, et…

«- Et les aider… à replonger. Bien, bourgeois!

«- Il faudra même que la promenade se fasse après le soleil couché, afin que la nuit soit noire lorsqu’elles tomberont à l’eau.

«- Non, bourgeois; car si on n’y voit pas clair, comment saura-t-on si les deux femmes ont bu leur soûl, ou si elles en veulent encore?

«- C’est juste… Alors l’accident aura lieu avant le coucher du soleil.

«- À la bonne heure, bourgeois. Mais la vieille ne se doutera de rien?

«- Non. En arrivant elle vous dira à l’oreille: «Il faut noyer la petite; un peu avant de faire enfoncer le bateau, faites-moi signe pour que je sois prête à me sauver avec vous.» Vous répondrez à la vieille de manière à éloigner ses soupçons.

«- De façon qu’elle croira mener la petite blonde boire…

«- Et qu’elle boira avec la petite blonde.

«- C’est crânement arrangé, bourgeois.

«- Et surtout que la vieille ne se doute de rien!

«- Calmez-vous, bourgeois, elle avalera ça doux comme miel.

«- Allons, bonne chance, mon garçon! Si je suis content, peut-être je vous emploierai encore.

«- À votre service, bourgeois!»

«Là-dessus, dit le brigand en terminant sa narration, j’ai quitté l’homme au manteau, j’ai regagné mon bateau et, en passant devant la galiote, j’ai raflé le butin de tout à l’heure.

On voit, par le récit de Nicolas, que le notaire voulait, au moyen d’un double crime, se débarrasser à la fois de Fleur-de-Marie et de Mme Séraphin, en faisant tomber celle-ci dans le piège qu’elle croyait seulement tendu à la Goualeuse.

Avons-nous besoin de répéter que, craignant à juste titre que la Chouette n’apprît, d’un moment à l’autre, à Fleur-de-Marie qu’elle avait été abandonnée par Mme Séraphin, Jacques Ferrand se croyait un puissant intérêt à faire disparaître cette jeune fille, dont les réclamations auraient pu le frapper mortellement et dans sa fortune et dans sa réputation?

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