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– Vous méritez tant d’intérêt que je réussirai, j’en suis sûre; et je ne doute pas qu’après-demain vous ne puissiez aller vous-même rassurer vos bienfaiteurs…

– Mon Dieu, madame, comment ai-je pu mériter tant de bontés de votre part? Comment les reconnaître?…

– En continuant de vous conduire comme vous faites. Je regrette seulement de ne pouvoir rien faire pour votre avenir; c’est un bonheur que vos amis se sont réservé…

Mme Armand entra tout à coup d’un air consterné.

– Madame la marquise, dit-elle à Clémence avec hésitation, je suis désolée du message que j’ai à remplir auprès de vous.

– Que voulez-vous dire, madame?…

– M. le duc de Lucenay est en bas… il vient de chez vous, madame…

– Mon Dieu, vous m’effrayez; qu’y a-t-il?

– Je l’ignore, madame; mais M. de Lucenay est chargé pour vous, dit-il, d’une nouvelle… aussi triste qu’imprévue… Il a appris chez Mme la duchesse, sa femme, que vous étiez ici, et il est venu en toute hâte…

– Une triste nouvelle!… se dit Mme d’Harville. Puis, tout à coup, elle s’écria avec un accent déchirant: Ma fille… ma fille… peut-être!… Oh! parlez, madame!…

– J’ignore, madame…

– Oh! de grâce, de grâce, madame, conduisez-moi auprès de M. de Lucenay! s’écria Mme d’Harville en sortant, tout éperdue, suivie de Mme Armand.

– Pauvre mère! dit tristement la Goualeuse en suivant Clémence du regard. Oh! non… c’est impossible!… Au moment même où elle vient de se montrer si bienveillante pour moi, un tel coup la frapper!… Non, non, encore une fois, c’est impossible.

XI Une intimité forcée

Nous conduirons le lecteur dans la maison de la rue du Temple, le jour du suicide de M. d’Harville, vers les trois heures du soir.

M. Pipelet, seul dans sa loge, travailleur consciencieux et infatigable, s’occupait de restaurer la botte qui lui était plus d’une fois tombée des mains lors de la dernière et audacieuse incartade de Cabrion.

La physionomie du chaste portier était abattue et beaucoup plus mélancolique que de coutume.

Ainsi qu’un soldat, dans l’humiliation de sa défaite, passe tristement la main sur la cicatrice de ses blessures, souvent M. Pipelet poussait un profond soupir, s’interrompait de travailler et promenait un doigt tremblant sur la cassure transversale dont son vénérable chapeau tromblon avait été sillonné par la main insolente de Cabrion.

Alors tous les chagrins, toutes les inquiétudes, toutes les craintes d’Alfred se réveillaient en songeant aux inconcevables et incessantes poursuites du rapin.

M. Pipelet n’avait pas un esprit très-étendu, très-élevé; son imagination n’était pas des plus vives ni des plus poétiques, mais il possédait un sens très-droit, très-solide et très-logique.

Malheureusement, par une conséquence naturelle de la rectitude de son jugement, ne pouvant comprendre l’excentrique et folle portée de ce qu’en langage d’atelier on appelle une charge, M. Pipelet s’efforçait de trouver des motifs raisonnables, possibles, à la conduite exorbitante de Cabrion, et il se posait à ce sujet une foule de questions insolubles.

Aussi quelquefois, nouveau Pascal, se sentait-il saisi de vertige à force de sonder l’abîme sans fond que le génie infernal du peintre avait creusé sous ses pas.

Que de fois, blessé dans ses épanchements, il avait été forcé de se replier sur lui-même, grâce au pyrrhonisme effréné de Mme Pipelet, qui, ne s’arrêtant qu’aux faits et dédaignant d’approfondir les causes, considérait grossièrement la conduite incompréhensible de Cabrion à l’égard d’Alfred comme une simple farce!

M. Pipelet, homme sérieux et grave, ne pouvait admettre une telle interprétation; il gémissait de l’aveuglement de sa femme; sa dignité d’homme se révoltait à cette pensée qu’il pouvait être le jouet d’une combinaison aussi vulgaire: une farce… Il était absolument convaincu que la conduite inouïe de Cabrion cachait quelque complot ténébreux dissimulé sous une frivole apparence.

Nous l’avons dit, c’est à résoudre ce funeste problème que l’homme au chapeau tromblon épuisait incessamment sa puissance dialectique.

– Je porterais plutôt ma tête sur l’échafaud, disait cet homme austère, qui, dès qu’il les touchait, agrandissait immensément les questions, je porterais ma tête sur l’échafaud plutôt que d’admettre que, dans l’unique intention de faire une plaisanterie stupide, Cabrion s’acharne si opiniâtrement contre moi; on ne fait une farce que pour la galerie. Or, dans sa dernière entreprise, cette créature malfaisante n’avait aucun témoin; il a agi seul et dans l’ombre, comme toujours; il s’est clandestinement introduit dans la solitude de ma loge pour déposer sur mon front indigné son hideux baiser. Et cela, je le demanderai à toute personne désintéressée: dans quel but? Ce n’était pas par bravade… personne ne le voyait; ce n’était pas par plaisir… les lois de la nature s’y opposent; ce n’était pas par amitié… je n’ai qu’un ennemi au monde, c’est lui. Il faut donc reconnaître qu’il y a là un mystère que ma raison ne peut pénétrer! Alors, où tend ce plan diabolique, concerté de longue main et poursuivi avec une persistance qui m’épouvante? Voilà ce que je ne puis comprendre; c’est l’impossibilité où je suis de soulever ce voile qui peu à peu me mine et me consume!

Telles étaient les réflexions pénibles de M. Pipelet au moment où nous les présentons au lecteur.

L’honnête portier venait même de raviver ses plaies toujours saignantes en portant mélancoliquement la main à la cassure de son chapeau, lorsqu’une voix perçante, partant d’un des étages supérieurs de la maison, fit retentir ces mots dans la cage sonore de l’escalier:

– Vite, vite, monsieur Pipelet, montez… dépêchez-vous!

– Je ne connais pas cet organe, dit Alfred, après un moment d’audition réfléchie; et il laissa tomber sur ses genoux son avant-bras chaussé de la botte qu’il réparait.

– Monsieur Pipelet, dépêchez-vous donc! répéta la voix d’un ton pressant.

– Cet organe m’est complètement étranger. Il est mâle, il m’appelle, lui… voilà ce que je puis affirmer… Ça n’est pas une raison suffisante pour que j’abandonne ma loge… La laisser seule… la déserter en l’absence de mon épouse… jamais! s’écria héroïquement Alfred, jamais!!

– Monsieur Pipelet, reprit la voix, montez donc vite… Mme Pipelet se trouve mal!…

– Anastasie!… s’écria Alfred en se levant de son siège; puis il retomba, en se disant à lui-même: «Enfant que je suis… c’est impossible, mon épouse est sortie il y a une heure! Oui, mais ne peut-elle pas être rentrée sans que je l’aie aperçue? Ceci serait peu régulier; mais je dois déclarer que cela peut être.»

– Monsieur Pipelet, montez donc, j’ai votre femme entre les bras!

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