– On a mon épouse entre les bras! dit M. Pipelet en se levant brusquement.
– Je ne puis pas délacer Mme Pipelet tout seul! ajouta la voix.
Ces mots firent un effet magique sur Alfred; il devint pourpre; sa chasteté se révolta.
– L’organe mâle et inconnu parler de délacer Anastasie! s’écria-t-il, je m’y oppose! Je le défends!!
Et il se précipita hors de sa loge; mais, sur le seuil, il s’arrêta.
M. Pipelet se trouvait dans une de ces positions horriblement critiques et éminemment dramatiques souvent exploitées par les poëtes. D’un côté le devoir le retenait dans sa loge; d’un autre côté sa pudique et conjugale susceptibilité l’appelait aux étages supérieurs de la maison.
Au milieu de ces perplexités terribles, la voix reprit:
– Vous ne venez pas, monsieur Pipelet!… Tant pis… je coupe les cordons et je ferme les yeux!…
Cette menace décida M. Pipelet.
– Môssieurr…, s’écria-t-il d’une voix de stentor, en sortant éperdument de la loge, au nom de l’honneur, je vous adjure, môssieurr, de ne rien couper, de laisser mon épouse intacte!… Je monte… Et Alfred s’élança dans les ténèbres de l’escalier, en laissant, dans son trouble, la porte de sa loge ouverte.
À peine l’eut-il quittée que tout à coup un homme y entra vivement, prit sur la table le marteau du savetier, sauta sur le lit, et, au moyen de quatre pointes fichées d’avance à chaque coin d’un épais carton qu’il tenait à la main, cloua ce carton dans le fond de l’obscure alcôve de M. Pipelet, puis disparut.
Cette opération fut faite si prestement que le portier, s’étant souvenu presque au même instant qu’il avait laissé la porte de sa loge ouverte, redescendit précipitamment, la ferma, emporta la clef et remonta sans pouvoir soupçonner que quelqu’un était entré chez lui. Après cette mesure de précaution, Alfred s’élança de nouveau au secours d’Anastasie en criant de toutes ses forces:
– Môssieurr, ne coupez rien… je monte… me voici… je mets mon épouse sous la sauvegarde de votre délicatesse!
Le digne portier devait tomber d’étonnement en étonnement.
À peine avait-il de nouveau gravi les premières marches de l’escalier qu’il entendit la voix d’Anastasie, non pas à l’étage supérieur, mais dans l’allée.
Cette voix, plus glapissante que jamais, s’écriait:
– Alfred! comment, tu laisses la loge seule?… Où es-tu donc, vieux coureur?
À ce moment, M. Pipelet allait poser son pied droit sur le palier du premier étage; il resta pétrifié, la tête tournée vers le bas de l’escalier, la bouche béante, les yeux fixes, le pied levé.
– Alfred!!! cria de nouveau Mme Pipelet.
«Anastasie est en bas… elle n’est donc pas en haut occupée à se trouver mal!… se dit M. Pipelet, fidèle à son argumentation logique et serrée. Mais alors… cet organe mâle et inconnu qui me menaçait de la délacer, quel est-il?… C’est donc un imposteur?… Il se fait donc un jeu cruel de mon inquiétude?… Quel est son dessein? Il se passe ici quelque chose d’extraordinaire… Il n’importe. «Fais ton devoir, advienne que pourra…» Après avoir été répondre à mon épouse, je remonterai pour éclaircir ce mystère et vérifier cet organe.»
M. Pipelet descendit fort inquiet et se trouva face à face avec sa femme.
– C’est toi! lui dit-il.
– Eh bien! oui, c’est moi; qui veux-tu que ça soye?
– C’est toi, ma vue ne m’abuse point?
– Ah çà! qu’est-ce que tu as encore à faire tes gros yeux en boules de loto? Tu me regardes comme si tu allais me manger…
– C’est que ta présence me révèle qu’il se passe ici des choses… des choses…
– Quelles choses? Voyons, donne-moi la clef de la loge; pourquoi la laisses-tu seule? Je reviens du bureau des diligences de Normandie, où j’étais allée en fiacre porter la malle de M. Bradamanti, qui ne veut pas qu’on sache qu’il part ce soir et qui ne se fie pas à ce petit gueux de Tortillard… et il a raison!
En disant ces mots, Mme Pipelet prit la clef que son mari tenait à la main, ouvrit la loge et y précéda son mari.
À peine le couple était-il rentré qu’un personnage, descendant légèrement l’escalier, passa rapidement et inaperçu devant la loge.
C’était l’organe mâle qui avait si vivement excité les inquiétudes d’Alfred.
M. Pipelet s’assit lourdement sur sa chaise et dit à sa femme d’une voix émue:
– Anastasie… je ne me sens pas dans mon assiette accoutumée; il se passe ici des choses… des choses…
– Voilà que tu rabâches encore; mais il s’en passe partout, des choses! Qu’est-ce que tu as? Voyons… ah çà! mais tu es tout en eau… tout en nage… mais tu viens donc de faire un effort. Il ruisselle… ce vieux chéri!
– Oui, je ruisselle… et j’en ai le droit… et M. Pipelet passa la main sur son visage baigné de sueur, car il se passe ici des choses à vous renverser…
– Qu’est-ce qu’il y a encore? Tu ne peux jamais te tenir en repos… Il faut toujours que tu trottes comme un chat maigre, au lieu de rester tranquille sur ta chaise à garder la loge.
– Anastasie, vous êtes injuste… en disant que je trotte comme un chat maigre. Si je trotte… c’est pour vous.
– Pour moi?
– Oui… Pour vous épargner un outrage dont nous eussions tous les deux gémi et rougi… j’ai déserté un poste que je considère comme aussi sacré que la guérite du soldat…
– On voulait me faire outrage, à moi?
– Ce n’était pas à vous… puisque l’outrage dont on vous menaçait devait s’accomplir là-haut, et que vous étiez sortie… mais…
– Que le diable m’emporte si je comprends rien à ce que tu me chantes là! Ah çà! est-ce que décidément tu perds la boule?… Tiens, vois-tu… je finirai par croire que tu as des absences… un coup de marteau… et ça par la faute de ce gredin de Cabrion, que Dieu confonde!… Depuis sa farce de l’autre jour je ne te reconnais plus, tu as l’air tout ahuri… cet être-là sera donc toujours ton cauchemar?
À peine Anastasie avait-elle prononcé ces mots qu’il se passa une chose étrange.
Alfred se tenait assis, le visage tourné du côté du lit.
La loge était éclairée par la clarté blafarde d’un jour d’hiver et par une lampe. À la lueur de ces deux lumières douteuses, M. Pipelet, au moment où sa femme prononça le nom de Cabrion, crut voir apparaître dans l’ombre de l’alcôve la figure immobile et narquoise du peintre.
C’était lui, son chapeau pointu, ses longs cheveux, son visage maigre, son rire satanique, sa barbe en pointe et son regard fascinateur…