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Un moment M. Pipelet crut rêver; il passa sa main sur ses yeux… se croyant le jouet d’une illusion…

Ce n’était pas une illusion…

Rien de plus réel que cette apparition…

Chose effrayante, on ne voyait pas de corps… mais seulement une tête, dont la carnation vivante se détachait de l’obscurité de l’alcôve…

À cette vue, M. Pipelet se renversa brusquement en arrière sans prononcer une parole; il leva le bras droit vers le lit et désigna cette terrible vision d’un geste si épouvanté que Mme Pipelet se retourna pour chercher la cause d’un effroi qu’elle partagea bientôt, malgré sa crânerie habituelle.

Elle recula de deux pas, saisit avec force la main d’Alfred et s’écria:

– CABRION!!!

– Oui!… murmura M. Pipelet d’une voix éteinte et caverneuse, en fermant les yeux.

La stupeur des deux époux faisait le plus grand honneur au talent de l’artiste qui avait admirablement peint sur carton les traits de Cabrion.

Sa première surprise passée, Anastasie, intrépide comme une lionne, courut au lit, y monta, et, non sans un certain saisissement, arracha le carton du mur où il avait été cloué.

L’amazone couronna cette vaillante entreprise en poussant comme un cri de guerre son exclamation favorite:

– Et alllllez donc!…

Alfred, les yeux toujours fermés, les mains tendues en avant, restait immobile, ainsi qu’il en avait pris l’habitude dans les circonstances critiques de sa vie. L’oscillation convulsive de son chapeau tromblon révélait seule de temps à autre la violence contenue de ses émotions intérieures.

– Ouvre donc l’œil, vieux chéri, dit Mme Pipelet triomphante, ça n’est rien… c’est une peinture… le portrait de ce scélérat de Cabrion!… Tiens, regarde comme je le trépigne! Et Anastasie, dans son indignation, jeta la peinture à terre et la foula aux pieds en s’écriant: Voilà comme je voudrais l’arranger en chair et en os, le gredin. Puis, ramassant le portrait: Vois, maintenant, il porte mes marques… regarde donc!

Alfred secoua négativement la tête sans dire un mot, et en faisant signe à sa femme d’éloigner de lui cette image détestée.

– A-t-on vu un effronté pareil!… Ça n’est pas tout… il y a écrit au bas, en lettres rouges: Cabrion à son bon ami Pipelet, pour la vie, dit la portière en examinant le carton à la lumière.

– «Son bon ami… pour la vie!…» murmura Alfred.

Et il leva les mains au ciel comme pour le prendre à témoin de cette nouvelle et outrageante ironie.

– Mais à propos, comment ça se fait-il? dit Anastasie, ce portrait n’y était pas ce matin quand j’ai fait le lit, bien sûr… tu avais tout à l’heure emporté la clef de la loge avec toi, personne n’a donc pu y entrer pendant ton absence. Comment donc, encore une fois, ce portrait se trouve-t-il ici?… Ah çà! est-ce que par hasard ce serait toi qui l’aurais mis là, vieux chéri?

À cette monstrueuse hypothèse, Alfred bondit sur son siège; il ouvrit des yeux furieux, menaçants.

– Moi… moi, accrocher dans mon alcôve le portrait de cet être malfaisant qui, non content de me persécuter de son odieuse présence, me poursuit encore la nuit en rêve, le jour en peinture! Mais vous voulez donc me rendre fou, Anastasie… fou à lier?…

– Eh bien! après? Quand pour avoir la paix, tu te serais raccommodé… avec Cabrion pendant mon absence… où serait le grand mal?

– Moi… raccommodé avec… Ô mon Dieu! vous l’entendez!…

– Et alors… il t’aurait donné son portrait… en gage de bonne amitié… Si ça est, ne t’en défends pas…

– Anastasie!…

– Si ça est, il faut convenir que tu es capricieux comme une jolie femme.

– Mon épouse!

– Mais, enfin, il faut bien que ça soit toi qui aies accroché ce portrait?

– Moi!… Ô mon Dieu! mon Dieu!…

– Mais… qui est-ce, alors?

– Vous, madame…

– Moi!…

– Oui! s’écria M. Pipelet avec égarement, c’est vous, j’ai besoin de croire que c’est vous. Ce matin, ayant le dos tourné au lit, je ne me serai aperçu de rien.

– Mais… vieux chéri…

– Je vous dis qu’il faut que ça soit vous… sinon je croirai que c’est le diable… puisque je n’ai pas quitté la loge, et que lorsque je suis monté en haut pour répondre à l’appel de l’organe mâle j’avais la clef. La porte était bien fermée, c’est vous qui l’avez ouverte… Niez cela?

– C’est ma foi, vrai!

– Vous avouez donc?

– J’avoue que je n’y comprends rien… C’est une farce, et elle est joliment faite… faut être juste.

– Une farce! s’écria M. Pipelet, emporté par une indignation délirante. Ah! vous y voilà encore, une farce! Je vous dis, moi, que tout cela cache quelque trame abominable… il y a quelque chose là-dessous. C’est un coup monté… un complot. On dissimule l’abîme sous des fleurs, on tente de m’étourdir pour m’empêcher de voir le précipice où l’on veut me plonger… Il ne me reste plus qu’à me mettre sous la protection des lois… Heureusement, Dieu protège la France.

Et M. Pipelet se dirigea vers la porte.

– Où vas-tu donc, vieux chéri?

– Chez M. le commissaire… déposer ma plainte et ce portrait, comme preuve des persécutions dont on m’accable.

– Mais de quoi te plaindras-tu?

– De quoi je me plaindrai? Comment! mon ennemi le plus acharné trouvera moyen par des procédés frauduleux… de me forcer à avoir son portrait chez moi, jusque dans mon lit nuptial, et les magistrats ne me prendront pas sous leur égide?… Donnez-moi ce portrait, Anastasie… donnez-le-moi… pas du côté de la peinture… cette vue me révolte! Le traître ne pourra pas nier… il y a de sa main: Cabrion à son bon ami Pipelet, pour la vie… Pour la vie!… Oui, c’est bien cela… C’est pour avoir ma vie sans doute qu’il me poursuit… et il finira par l’avoir… Je vais vivre dans des alarmes continuelles; je croirai que cet être infernal est là, toujours là! sous le plancher, dans la muraille, au plafond! la nuit, qu’il me regarde dormir aux bras de mon épouse… le jour, qu’il est debout derrière moi, toujours avec son sourire satanique… Et qui me dit qu’en ce moment même il n’est pas ici… tapi quelque part, tapi comme un insecte venimeux? Voyons? y es-tu, monstre? Y es-tu?… s’écria M. Pipelet en accompagnant cette imprécation furibonde d’un mouvement de tête circulaire, comme s’il eût voulu interroger du regard toutes les parties de la loge.

– J’y suis, bon ami! dit affectueusement la voix bien connue de Cabrion.

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