Ces paroles semblaient sortir du fond de l’alcôve, grâce à un simple effet de ventriloquie; car l’infernal rapin se tenait en dehors de la porte de la loge, jouissant des moindres détails de cette scène. Pourtant, après avoir prononcé ces derniers mots, il s’esquiva prudemment, non sans laisser, ainsi qu’on le verra plus tard, un nouveau sujet de colère, d’étonnement et de méditation à sa victime.
Mme Pipelet, toujours courageuse et sceptique, visita le dessous du lit, les derniers recoins de la loge sans rien découvrir, explora l’allée sans être plus heureuse dans ses recherches, pendant que M. Pipelet, atterré par ce dernier coup, était retombé assis sur sa chaise, dans un état d’accablement désespéré.
– Ça n’est rien, Alfred, dit Anastasie, qui se montrait toujours très-esprit fort, le gredin était caché près de la porte, et, pendant que nous cherchions d’un côté, il se sera sauvé de l’autre. Patience! je l’attraperai un jour, et alors… gare à lui! il mangera mon manche à balai!
La porte s’ouvrit, et Mme Séraphin, femme de charge du notaire Jacques Ferrand, entra dans la loge.
– Bonjour, madame Séraphin, dit Mme Pipelet, qui, voulant cacher à une étrangère ses chagrins domestiques, prit tout à coup un air gracieux et avenant; qu’est-ce qu’il y a pour votre service?
– D’abord, dites-moi donc ce que c’est que votre nouvelle enseigne?
– Notre nouvelle enseigne?
– Le petit écriteau…
– Un petit écriteau?
– Oui, noir, avec des lettres rouges, qui est accroché au-dessus de la porte de votre allée.
– Comment! Dans la rue?…
– Mais oui, dans la rue, juste au-dessus de votre porte.
– Ma chère madame Séraphin, je donne ma langue aux chiens, je n’y comprends rien du tout; et toi, vieux chéri?
Alfred resta muet.
– Au fait, c’est M. Pipelet que ça regarde, dit Mme Séraphin; il va m’expliquer ça, lui.
Alfred poussa une sorte de gémissement sourd, inarticulé, en agitant son chapeau tromblon.
Cette pantomime signifiait qu’Alfred se reconnaissait incapable de rien expliquer aux autres, étant suffisamment préoccupé d’une infinité de problèmes plus insolubles les uns que les autres.
– Ne faites pas attention, madame Séraphin, reprit Anastasie. Ce pauvre Alfred a sa crampe au pylore, ça le rend tout chose… Mais qu’est-ce que c’est donc que cet écriteau dont vous parlez… peut-être celui du rogomiste d’à côté?
– Mais non, mais non; je vous dis que c’est un petit écriteau accroché tout juste au-dessus de votre porte.
– Allons, vous voulez rire…
– Pas du tout, je viens de le voir en entrant; il y a dessus écrit en grosses lettres: PIPELET ET CABRION FONT COMMERCE D’AMITIÉ ET AUTRES. S’adresser au portier.
– Ah! mon Dieu!… il y a cela écrit au-dessus de notre porte! Entends-tu, Alfred?
M. Pipelet regarda Mme Séraphin d’un air égaré; il ne comprenait pas, il ne voulait pas comprendre.
– Il y a cela… dans la rue… sur un écriteau? reprit Mme Pipelet, confondue de cette nouvelle audace.
– Oui, puisque je viens de le lire. Alors je me suis dit: «Quelle drôle de chose! M. Pipelet est cordonnier, de son état, et il apprend aux passants par une affiche qu’il fait «commerce d’amitié» avec un M. Cabrion… Qu’est-ce que cela signifie?… Il y a quelque chose là-dessous… ça n’est pas clair. Mais comme il y a sur l’écriteau: «Adressez-vous au portier», Mme Pipelet va m’expliquer cela.» Mais regardez donc, s’écria tout à coup Mme Séraphin en s’interrompant, votre mari a l’air de se trouver mal… prenez donc garde! Il va tomber à la renverse!…
Mme Pipelet reçut Alfred dans ses bras, à demi pâmé. Ce dernier coup avait été trop violent; l’homme au chapeau tromblon perdit à peu près connaissance en murmurant ces mots:
– Le malheureux! il m’a publiquement affiché!!
– Je vous le disais, madame Séraphin, Alfred a sa crampe au pylore, sans compter un polisson déchaîné qui le mine à coups d’épingle… Ce pauvre vieux chéri n’y résistera pas! Heureusement, j’ai là une goutte d’absinthe, ça va peut-être le remettre sur ses pattes…
En effet, grâce au remède infaillible de Mme Pipelet, Alfred reprit peu à peu ses sens; mais, hélas! à peine renaissait-il à la vie qu’il fut soumis à une nouvelle et cruelle épreuve.
Un personnage d’un âge mûr, honnêtement vêtu et d’une physionomie si candide, ou plutôt si niaise qu’on ne pouvait supposer la moindre arrière-pensée ironique à ce type du gobe-mouche parisien, ouvrit la partie mobile et vitrée de la porte et dit d’un air singulièrement intrigué:
– Je viens de voir écrit sur un écriteau placé au-dessus de cette allée: «Pipelet et Cabrion font commerce d’amitié et autres. Adressez-vous au portier.» Pourriez-vous, s’il vous plaît, me faire l’honneur de m’enseigner ce que cela veut dire, vous qui êtes le portier de la maison?
– Ce que cela veut dire!… s’écria M. Pipelet d’une voix tonnante, en donnant enfin cours à ses ressentiments si longtemps comprimés, cela veut dire que M. Cabrion est un infâme imposteur, môssieur!…
Le gobe-mouche, à cette explosion soudaine et furieuse, recula d’un pas.
Alfred, exaspéré, le regard flamboyant, le visage pourpre, avait le corps à demi sorti de sa loge et appuyait ses deux mains crispées au panneau inférieur de la porte, pendant que les figures de Mme
Séraphin et d’Anastasie se dessinaient vaguement sur le second plan, dans la demi-obscurité de la loge.
– Apprenez, môssieur! cria M. Pipelet, que je n’ai aucun commerce avec ce gueux de Cabrion, et celui d’amitié encore moins que tout autre!
– C’est vrai… et il faut que vous soyez depuis bien longtemps en bocal, vieux cornichon que vous êtes, pour venir faire une telle demande! s’écria aigrement la Pipelet, en montrant sa mine hargneuse au-dessus de l’épaule de son mari.
– Madame, dit sentencieusement le gobe-mouche en reculant d’un autre pas, les affiches sont faites pour être lues. Vous affichez, je lis, je suis dans mon droit, et vous n’êtes pas dans le vôtre en me disant une grossièreté!
– Grossièreté vous-même… grigou! riposta Anastasie en montrant les dents.
– Vous êtes une manante!
– Alfred, ton tire-pied, que je prenne mesure de son museau… pour lui apprendre à venir faire le farceur à son âge… vieux paltoquet!
– Des injures, quand on vient vous demander les renseignements que vous indiquez sur votre affiche! Ça ne se passera pas comme ça, madame!