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Les lecteurs timorés auxquels nous nous adressons calmeront donc leur susceptibilité en songeant qu’ils n’entendront et ne verront, après tout, que ce que voient et entendent chaque jour les femmes vénérées que nous venons de citer.

Sans oser établir un ambitieux parallèle entre leur mission et la nôtre, pourrons-nous dire que ce qui nous soutient aussi dans cette œuvre longue, pénible, difficile, c’est la conviction d’avoir éveillé quelques nobles sympathies pour les infortunes probes, courageuses, imméritées, pour les repentirs sincères, pour l’honnêteté simple, naïve; et d’avoir inspiré le dégoût, l’aversion, l’horreur, la crainte salutaire et tout ce qui était absolument impur et criminel?

Nous n’avons pas reculé devant les tableaux les plus hideusement vrais, pensant que, comme le feu, la vérité morale purifie tout.

Notre parole a trop peu de valeur, notre opinion trop peu d’autorité, pour que nous prétendions enseigner ou réformer.

Notre unique espoir est d’appeler l’attention des penseurs et des gens de bien sur de grandes misères sociales, dont on peut déplorer, mais non contester la réalité.

Pourtant, parmi les heureux du monde, quelques-uns, révoltés de la crudité de ces douloureuses peintures, ont crié à l’exagération, à l’invraisemblance, à l’impossibilité, pour n’avoir pas à plaindre (nous ne disons pas à secourir) tant de maux.

Cela se conçoit.

L’égoïste gorgé d’or ou bien repu veut avant tout digérer tranquille. L’aspect des pauvres frissonnant de faim et de froid lui est particulièrement importun, il préfère cuver sa richesse ou sa bonne chère, les yeux à demi ouverts aux visions voluptueuses d’un ballet d’opéra.

Le plus grand nombre, au contraire, des riches et des heureux ont généreusement compati à certains malheurs qu’ils ignoraient: quelques personnes même nous ont su gré de leur avoir indiqué le bienfaisant emploi d’aumônes nouvelles.

Nous avons été puissamment soutenu, encouragé par de pareilles adhésions.

Cet ouvrage, que nous reconnaissons sans difficulté pour un livre mauvais au point de vue de l’art, mais que nous maintenons n’être pas un mauvais livre au point de vue moral cet ouvrage, disons-nous, n’aurait-il eu dans sa carrière éphémère que le dernier résultat dont nous avons parlé, que nous serions très-fier, très-honoré de notre œuvre.

Quelle plus glorieuse récompense pour nous que les bénédictions de quelques pauvres familles qui auront dû un peu de bien-être aux pensées que nous avons soulevées!

Cela dit à propos de la nouvelle pérégrination où nous engageons le lecteur, après avoir, nous l’espérons, apaisé ses scrupules, nous l’introduirons à Saint-Lazare, immense édifice d’un aspect imposant et lugubre, situé rue du Faubourg-Saint-Denis.

Ignorant le terrible drame qui se passait chez elle, Mme d’Harville s’était rendue à la prison, après avoir obtenu quelques renseignements de Mme de Lucenay au sujet des deux malheureuses femmes que la cupidité du notaire Jacques Ferrand plongeait dans la détresse.

Mme de Blainval, une des patronnesses de l’œuvre des jeunes détenues, n’ayant pu ce jour-là accompagner Clémence à Saint-Lazare, celle-ci y était venue seule. Elle fut accueillie avec empressement par le directeur et par plusieurs dames inspectrices, reconnaissables à leurs vêtements noirs et au ruban bleu à médaillon d’argent qu’elles portaient en sautoir.

Une de ces inspectrices, femme d’un âge mûr, d’une figure grave et douce, resta seule avec Mme d’Harville dans un petit salon attenant au greffe.

On ne peut s’imaginer ce qu’il y a de dévouement ignoré, d’intelligence, de commisération, de sagacité, chez ces femmes respectables qui se consacrent aux fonctions modestes et obscures de surveillantes des détenues.

Rien de plus sage, de plus praticable que les notions d’ordre, de travail, de devoir, qu’elles donnent aux prisonnières, dans l’espoir que ces enseignements survivront au séjour de la prison.

Tour à tour indulgentes et fermes, patientes et sévères, mais toujours justes et impartiales, ces femmes, sans cesse en contact avec les détenues, finissent, au bout de longues années, par acquérir une telle science de la physionomie de ces malheureuses qu’elles les jugent presque toujours sûrement du premier coup d’œil, et qu’elles les classent à l’instant selon leur degré d’immoralité.

Mme Armand, l’inspectrice qui était restée seule avec Mme d’Harville, possédait à un point extrême cette prescience presque divinatrice du caractère des prisonnières; ses paroles, ses jugements, avaient dans la maison une autorité considérable.

Mme Armand dit à Clémence:

– Puisque madame la marquise a bien voulu me charger de lui désigner celles de nos détenues qui, par une meilleure conduite ou par un repentir sincère, pourraient mériter son intérêt, je crois pouvoir lui recommander une infortunée que je crois plus malheureuse encore que coupable; car je ne crois pas me tromper en affirmant qu’il n’est pas trop tard pour sauver cette jeune fille, une malheureuse enfant de seize ou dix-sept ans tout au plus.

– Et qu’a-t-elle fait pour être emprisonnée?

– Elle est coupable de s’être trouvée aux Champs-Élysées le soir. Comme il est défendu à ses pareilles, sous des peines très-sévères, de fréquenter, soit le jour, soit la nuit, certains lieux publics, et que les Champs-Élysées sont au nombre des promenades interdites, on l’a arrêtée.

– Et elle vous semble intéressante?

– Je n’ai jamais vu de traits plus réguliers, plus candides. Imaginez-vous, madame la marquise, une figure de vierge. Ce qui donnait encore à sa physionomie une expression plus modeste, c’est qu’en arrivant ici elle était vêtue comme une paysanne des environs de Paris.

– C’est donc une fille de campagne?

– Non, madame la marquise. Les inspecteurs l’ont reconnue; elle demeurait dans une horrible maison de la Cité, dont elle était absente depuis deux ou trois mois; mais, comme elle n’a pas demandé sa radiation des registres de la police, elle reste soumise au pouvoir exceptionnel qui l’a envoyée ici.

– Mais peut-être avait-elle quitté Paris pour tâcher de se réhabiliter?

– Je le pense, madame, c’est ce qui m’a tout de suite intéressée à elle. Je l’ai interrogée sur le passé, je lui ai demandé si elle venait de la campagne, lui disant d’espérer, dans le cas où, comme je le croyais, elle voudrait revenir au bien.

– Qu’a-t-elle répondu?

– Levant sur moi ses grands yeux bleus mélancoliques et pleins de larmes, elle m’a dit avec un accent de douceur angélique: «Je vous remercie, madame, de vos bontés; mais je ne puis rien dire sur le passé; on m’a arrêtée, j’étais dans mon tort, je ne me plains pas. – Mais d’où venez-vous? Où êtes-vous restée depuis votre départ de la Cité? Si vous êtes allée à la campagne chercher une existence honorable, dites-le, prouvez-le: nous ferons écrire à M. le préfet pour obtenir votre liberté; on vous rayera des registres de la police, et on encouragera vos bonnes résolutions. – Je vous en supplie, madame, ne m’interrogez pas, je ne pourrais vous répondre, a-t-elle repris. – Mais en sortant d’ici voulez-vous donc retourner dans cette affreuse maison? – Oh! jamais, s’est-elle écriée. – Que ferez-vous donc alors? – Dieu le sait», a-t-elle répondu en laissant retomber sa tête sur sa poitrine.

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