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– Cela est étrange!… Et elle s’exprime…?

– En très-bons termes, madame; son maintien est timide, respectueux, mais sans bassesse; je dirai plus: malgré la douceur extrême de sa voix et de son regard, il y a parfois dans son accent, dans son attitude, une sorte de tristesse fière qui me confond. Si elle n’appartenait pas à la malheureuse classe dont elle fait partie, je croirais presque que cette fierté annonce une âme qui a la conscience de son élévation.

– Mais c’est tout un roman! s’écria Clémence, intéressée au dernier point, et trouvant, ainsi que le lui avait dit Rodolphe, que rien n’était souvent plus amusant à faire que le bien. Et quels sont ses rapports avec les autres prisonnières? Si elle est douée de l’élévation d’âme que vous lui supposez, elle doit bien souffrir au milieu de ses misérables compagnes?

– Mon Dieu, madame la marquise, pour moi qui observe par état et par habitude, tout dans cette jeune fille est un sujet d’étonnement. À peine ici depuis trois jours, elle possède déjà une sorte d’influence sur les autres détenues.

– En si peu de temps?

– Elles éprouvent pour elle non-seulement de l’intérêt, mais presque du respect.

– Comment! ces malheureuses…

– Ont quelquefois un instinct d’une singulière délicatesse pour reconnaître, deviner même les nobles qualités des autres. Seulement elles haïssent souvent les personnes dont elles sont obligées d’admettre la supériorité.

– Et elles ne haïssent pas cette pauvre jeune fille?

– Bien loin de là, madame: aucune d’elles ne la connaissait avant son entrée ici. Elles ont été d’abord frappées de sa beauté; ses traits, bien que d’une pureté rare, sont pour ainsi dire voilés par une pâleur touchante et maladive; ce mélancolique et doux visage leur a d’abord inspiré plus d’intérêt que de jalousie. Ensuite elle est très-silencieuse, autre sujet d’étonnement pour ces créatures qui, pour la plupart, tâchent toujours de s’étourdir à force de bruit, de paroles et de mouvements. Enfin, quoique digne et réservée, elle s’est montrée compatissante, ce qui a empêché ses compagnes de se choquer de sa froideur. Ce n’est pas tout. Il y a ici depuis un mois une créature indomptable surnommée la Louve, tant son caractère est violent, audacieux et bestial. C’est une fille de vingt ans, grande, virile, d’une figure assez belle, mais dure; nous sommes souvent forcés de la mettre au cachot pour vaincre sa turbulence. Avant-hier justement elle sortait de cellule, encore irritée de la punition qu’elle venait de subir; c’était l’heure du repas, la pauvre fille dont je vous parle ne mangeait pas; elle dit tristement à ses compagnes: «Qui veut mon pain? – Moi! dit d’abord la Louve. – Moi!» dit ensuite une créature presque contrefaite, appelée Mont-Saint-Jean, qui sert de risée, et quelquefois, malgré nous, de souffre-douleur aux autres détenues, quoiqu’elle soit grosse de plusieurs mois. La jeune fille donna d’abord son pain à cette dernière, à la grande colère de la Louve. «- C’est moi qui t’ai d’abord demandé ta ration, s’écria-t-elle furieuse. – C’est vrai, mais cette pauvre femme est enceinte, elle en a plus besoin que vous», répondit la jeune fille. La Louve néanmoins arracha le pain des mains de Mont-Saint-Jean et commença de vociférer en agitant son couteau. Comme elle est très-méchante et très-redoutée, personne n’osa prendre le parti de la pauvre Goualeuse, quoique toutes les détenues lui donnassent raison intérieurement.

– Comment dites-vous ce nom, madame?

– La Goualeuse… c’est le nom ou plutôt le surnom sous lequel a été écrouée ici ma protégée, qui, je l’espère, sera bientôt la vôtre, madame la marquise… Presque toutes ont ainsi des noms d’emprunt.

– Celui-ci est singulier…

– Il signifie, dans leur hideux langage, la chanteuse; car cette jeune fille a, dit-on, une très-jolie voix; je le crois sans peine, car son accent est enchanteur…

– Et comment a-t-elle échappé à cette vilaine Louve?

– Rendue plus furieuse encore par le sang-froid de la Goualeuse, elle courut à elle l’injure à la bouche, son couteau levé; toutes les prisonnières jetèrent un cri d’effroi… Seule, la Goualeuse, regardant sans crainte cette redoutable créature, lui sourit avec amertume, en lui disant de sa voix angélique: «Oh! tuez-moi, tuez-moi, je le veux bien… et ne me faites pas trop souffrir!» Ces mots, m’a-t-on rapporté, furent prononcés avec une simplicité si navrante que presque toutes les détenues en eurent les larmes aux yeux.

– Je le crois bien, dit Mme d’Harville, péniblement émue.

– Les plus mauvais caractères, reprit l’inspectrice, ont heureusement quelquefois de bons revirements. En entendant ces mots empreints d’une résignation déchirante, la Louve, remuée, a-t-elle dit plus tard, jusqu’au fond de l’âme, jeta son couteau par terre, le foula aux pieds, et s’écria: «J’ai eu tort de te menacer, la Goualeuse, car je suis plus forte que toi; tu n’as pas eu peur de mon couteau, tu es brave… j’aime les braves; aussi maintenant, si l’on voulait te faire du mal, c’est moi qui te défendrais…»

– Quel caractère singulier!

– L’exemple de la Louve augmenta encore l’influence de la Goualeuse, et aujourd’hui, chose à peu près sans exemple, presque aucune des prisonnières ne la tutoie; la plupart la respectent et s’offrent même à lui rendre tous les petits services qu’on peut se rendre entre prisonnières. Je me suis adressée à quelques détenues de son dortoir pour savoir la cause de la déférence qu’elles lui témoignaient. «- C’est plus fort que nous, m’ont-elles répondu, on voit bien que ce n’est pas une personne comme nous autres. – Mais qui vous l’a dit? – On ne nous l’a pas dit, cela se voit. – Mais encore à quoi? – À mille choses. D’abord, hier, avant de se coucher, elle s’est mise à genoux et a fait sa prière: pour qu’elle prie, comme a dit la Louve, il faut bien qu’elle en ait le droit.»

– Quelle observation étrange!

– Ces malheureuses n’ont aucun sentiment religieux, et elles ne se permettraient pourtant jamais ici un mot sacrilège ou impie; vous verrez, madame, dans toutes nos salles, des espèces d’autels où la statue de la Vierge est entourée d’offrandes et d’ornements faits par elles-mêmes. Chaque dimanche, il se brûle un grand nombre de cierges en ex-voto. Celles qui vont à la chapelle s’y comportent parfaitement; mais généralement l’aspect des lieux saints leur impose ou les effraye. Pour revenir à la Goualeuse, ses compagnes me disaient encore: «On voit qu’elle n’est pas comme nous autres, à son air doux, à sa tristesse, à la manière dont elle parle… – Et puis enfin, reprit brusquement la Louve, qui assistait à cet entretien, il faut bien qu’elle ne soit pas des nôtres; car ce matin… dans le dortoir, sans savoir pourquoi… nous étions honteuses de nous habiller devant elle…»

– Quelle bizarre délicatesse au milieu de tant de dégradation! s’écria Mme d’Harville.

– Oui, madame, devant les hommes et entre elles la pudeur leur est inconnue, et elles sont péniblement confuses d’être vues à demi vêtues par nous ou par les personnes charitables qui, comme vous, madame la marquise, visitent les prisons. Ainsi ce profond instinct de pudeur que Dieu a mis en nous se révèle encore, même chez ces créatures, à l’aspect des seules personnes qu’elles puissent respecter.

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