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Ce disant, la duchesse s’approcha de la cheminée, s’y appuya et avança vers le foyer le plus joli petit pied du monde, qui, pour le moment, était glacé.

Avec un tact parfait, Mme de Lucenay saisissait l’occasion de ne plus parler du vicomte et d’entretenir M. de Saint-Remy d’un sujet auquel ce dernier attachait beaucoup d’importance…

La conduite de Clotilde eût été différente en présence de la mère de Florestan; c’est avec bonheur, avec fierté, qu’elle lui eût longuement avoué combien il lui était cher.

Malgré son rigorisme et son âpreté, M. de Saint-Remy subit l’influence de la grâce cavalière et cordiale de cette femme qu’il avait vue et aimée tout enfant, et il oublia presque qu’il parlait à la maîtresse de son fils.

Comment, d’ailleurs, résister à la contagion de l’exemple, lorsque le héros d’une position souverainement embarrassante ne semble pas même se douter ou vouloir se douter de la difficulté de la circonstance où il se trouve?

– Vous ignorez peut-être, Clotilde, dit le comte, que depuis très-longtemps j’habite Angers?

– Non, je le savais.

– Malgré l’espèce d’isolement que je recherchais, j’avais choisi cette ville, parce que là habitait un de mes parents, M. de Fermont, qui, lors de l’affreux malheur qui m’a frappé, s’est conduit pour moi comme un frère. Après m’avoir accompagné dans toutes les villes de l’Europe, où j’espérais rencontrer… un homme que je voulais tuer, il m’avait servi de témoin lors d’un duel…

– Oui, un duel terrible; mon père m’a tout dit autrefois, reprit tristement Mme de Lucenay; mais, heureusement, Florestan ignore ce duel… et aussi la cause qui l’a amené…

– J’ai voulu lui laisser respecter sa mère, répondit le comte en étouffant un soupir…

Il continua:

– Au bout de quelques années, M. de Fermont mourut à Angers, dans mes bras, laissant une fille et une femme que, malgré ma misanthropie, j’avais été obligé d’aimer, parce qu’il n’y avait rien au monde de plus pur, de plus noble que ces deux excellentes créatures. Je vivais seul dans un faubourg éloigné de la ville; mais, quand mes accès de noire tristesse me laissaient quelque relâche, j’allais chez Mme de Fermont parler avec elle et avec sa fille de celui que nous avions perdu. Comme de son vivant, je venais me retremper, me calmer dans cette douce intimité, où j’avais désormais concentré toutes mes affections. Le frère de Mme de Fermont habitait Paris; il se chargea de toutes les affaires de sa sœur lors de la mort de son mari et plaça chez un notaire cent mille écus environ, qui composaient toute la fortune de la veuve. Au bout de quelque temps, un nouveau et affreux malheur frappa Mme de Fermont; son frère, M. de Renneville, se suicida, il y a de cela environ huit mois. Je la consolai du mieux que je pus. Sa première douleur calmée, elle partit pour Paris, afin de mettre ordre à ses affaires. Au bout de quelque temps, j’appris que l’on vendait par son ordre le modeste mobilier de la maison qu’elle louait à Angers et que cette somme avait été employée à payer quelques dettes laissées par elle. Inquiet de cette circonstance, je m’informai, et j’appris vaguement que cette malheureuse femme et sa fille se trouvaient dans la détresse, victimes sans doute d’une banqueroute. Si Mme de Fermont pouvait, dans une extrémité pareille, compter sur quelqu’un, c’était sur moi… pourtant je ne reçus d’elle aucune nouvelle. Ce fut surtout en perdant cette intimité si douce que j’en reconnus toute la valeur. Vous ne pouvez vous figurer mes souffrances, mes inquiétudes depuis le départ de Mme de Fermont et de sa fille… Leur père, leur mari était pour moi un frère… il me fallait donc absolument les retrouver, savoir pourquoi dans leur ruine elles ne s’adressaient pas à moi, tout pauvre que j’étais; je partis pour venir ici, laissant à Angers, une personne qui, si par hasard on apprenait quelque chose de nouveau, devait m’en instruire.

– Eh bien?

– Hier encore j’ai reçu une lettre d’Anjou… on ne sait rien. En arrivant à Paris j’ai commencé mes recherches… je suis allé d’abord à l’ancien domicile du frère de Mme de Fermont. Là on m’a dit qu’elle demeurait sur le quai du canal Saint-Martin.

– Et cette adresse?

– Avait été la sienne, mais on ignorait son nouveau logement. Malheureusement, jusqu’à présent mes recherches ont été inutiles. Après mille vaines tentatives avant de désespérer tout à fait, je me suis décidé à venir ici: peut-être Mme de Fermont, qui, par un motif inexplicable, ne m’a demandé ni aide ni appui, aura eu recours à mon fils comme au fils du meilleur ami de son mari. Sans doute ce dernier espoir est bien peu fondé… mais je ne veux rien avoir négligé pour retrouver cette pauvre femme et sa fille.

Depuis quelques minutes Mme de Lucenay écoutait le comte avec un redoublement d’attention; tout à coup elle dit:

– En vérité, il serait bien singulier qu’il s’agît des mêmes personnes… auxquelles s’intéresse Mme d’Harville…

– Quelles personnes? demanda le comte.

– La veuve dont vous parlez est jeune encore, n’est-ce pas? Sa figure est très-noble?

– Sans doute; mais comment savez-vous…

– Sa fille, belle comme un ange, a seize ans au plus?

– Oui… oui…

– Et elle s’appelle Claire?

– Oh! de grâce! dites, où sont-elles?

– Hélas! je l’ignore…

– Vous l’ignorez?

– Voici ce qui est arrivé: une femme de ma société, Mme d’Harville, est venue chez moi me demander si je ne connaissais pas une femme veuve dont la fille se nommait Claire, et dont le frère se serait suicidé; Mme d’Harville s’adressait à moi, parce qu’elle avait vu ces mots: «Écrire à Mme de Lucenay», tracés au bas d’un brouillon de lettre que cette malheureuse femme écrivait à une personne inconnue, dont elle réclamait l’appui.

– Elle voulait vous écrire… à vous, et pourquoi?

– Je l’ignore… je ne la connais pas.

– Mais elle vous connaissait, elle! s’écria M. de Saint-Remy, frappé d’une idée subite.

– Que dites-vous?

– Cent fois elle m’avait entendu parler de votre père, de vous, de votre généreux et excellent cœur. Dans son infortune, elle aura songé à recourir à vous.

– En effet, cela peut s’expliquer ainsi.

– Et Mme d’Harville… comment avait-elle eu ce brouillon de lettre en sa possession?

– Je l’ignore; tout ce que je sais, c’est que, sans savoir encore où étaient réfugiées cette pauvre mère et sa fille, elle était, je crois, sur leurs traces.

– Alors je compte sur vous, Clotilde, pour m’introduire auprès de Mme d’Harville; il faut que je la voie aujourd’hui.

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