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Florestan de Saint-Remy avait donné la veille rendez-vous à la duchesse pour le lendemain matin. Celle-ci ayant, nous l’avons dit, une clef de la petite porte de la ruelle était, comme d’habitude, entrée par la serre chaude, comptant trouver Florestan dans l’appartement du rez-de-chaussée; ne l’y trouvant pas, elle crut (ainsi que cela était arrivé quelquefois) le vicomte occupé à écrire dans son cabinet… Un escalier dérobé conduisait du boudoir au premier. Mme de Lucenay monta sans crainte, supposant que M. de Saint-Remy avait, comme toujours, défendu sa porte.

Malheureusement, une visite assez menaçante de M. Badinot ayant obligé Florestan de sortir précipitamment, il avait oublié le rendez-vous de Mme de Lucenay.

Celle-ci, ne voyant personne, allait entrer dans le cabinet, lorsque les rideaux de la portière du salon s’écartèrent, et la duchesse se trouva en face à face avec le père de Florestan.

Elle ne put retenir un cri d’effroi.

– Clotilde! s’écria le comte stupéfait.

Intimement lié avec le comte de Noirmont, père de Mme de Lucenay, M. de Saint-Remy, ayant connu celle-ci enfant et toute jeune fille, l’avait autrefois ainsi familièrement appelée par son nom de baptême.

La duchesse restait immobile, contemplant avec surprise ce vieillard à barbe blanche et mal vêtu, dont elle se rappelait pourtant confusément les traits.

– Vous, Clotilde! répéta le comte avec un accent de reproche douloureux, vous… ici… chez mon fils!

Ces derniers mots fixèrent les souvenirs indécis de Mme de Lucenay; elle reconnut enfin le père de Florestan et s’écria:

– Monsieur de Saint-Remy!

La position était tellement nette et significative que la duchesse, dont on sait d’ailleurs le caractère excentrique et résolu, dédaigna de recourir à un mensonge pour expliquer le motif de sa présence chez Florestan; comptant sur l’affection toute paternelle que le comte lui avait jadis témoignée, elle lui tendit la main et lui dit de cet air à la fois gracieux, cordial et hardi qui n’appartenait qu’à elle:

– Voyons… ne me grondez pas… vous êtes mon plus vieil ami; souvenez-vous qu’il y a vingt ans vous m’appeliez votre chère Clotilde…

– Oui… je vous appelais ainsi… mais…

– Je sais d’avance tout ce que vous allez me dire, vous connaissez ma devise: «Ce qui est, est… Ce qui sera, sera…»

– Ah! Clotilde!…

– Épargnez-moi vos reproches, laissez-moi plutôt vous parler de ma joie de vous revoir; votre présence me rappelle tant de choses: mon pauvre père… d’abord, et puis mes quinze ans… Ah! quinze ans, que c’est beau!

– C’est parce que votre père était mon ami, que…

– Oh! oui, reprit la duchesse en interrompant M. de Saint-Remy, il vous aimait tant! Vous souvenez-vous, il vous appelait en riant l’homme aux rubans verts… Vous lui disiez toujours: «Vous gâtez Clotilde… prenez garde»; et il vous répondait en m’embrassant: «Je le crois bien que je la gâte, et il faut que je me dépêche et que je redouble, car bientôt le monde me l’enlèvera pour la gâter à son tour.» Excellent père! Quel ami j’ai perdu!… Une larme brilla dans les beaux yeux de Mme de Lucenay; puis, tendant la main à M. de Saint-Remy, elle lui dit d’une voix émue: Vrai, je suis heureuse, bien heureuse de vous revoir; vous éveillez des souvenirs si précieux, si chers à mon cœur!…

Le comte, quoiqu’il connût dès longtemps ce caractère original et délibéré, restait confondu de l’aisance avec laquelle Clotilde acceptait cette position si délicate: rencontrer chez son amant le père de son amant!

– Si vous êtes à Paris depuis longtemps, reprit Mme de Lucenay, il est mal à vous de n’être pas venu me voir plus tôt; nous aurions tant causé du passé… car savez-vous que je commence à atteindre l’âge où il y a un charme extrême à dire à de vieux amis: Vous souvenez-vous?

Certes, la duchesse n’eût pas parlé avec un plus tranquille nonchaloir si elle eût reçu une visite du matin à l’hôtel de Lucenay. M. de Saint-Remy ne put s’empêcher de lui dire sévèrement:

– Au lieu de parler du passé, il serait plus à propos de parler du présent… mon fils peut rentrer d’un moment à l’autre, et…

– Non, dit Clotilde en l’interrompant, j’ai la clef de la petite porte de la serre, et on annonce toujours son arrivée par un coup de timbre lorsqu’il rentre par la porte cochère; à ce bruit je disparaîtrai aussi mystérieusement que je suis venue, et je vous laisserai tout à votre joie de revoir Florestan. Quelle douce surprise vous allez lui causer… depuis si longtemps vous l’abandonniez!… Tenez, c’est moi qui aurais des reproches à vous faire.

– À moi?… À moi?…

– Certainement… Quel guide, quel appui a-t-il eu en entrant dans le monde? Et pour mille choses positives les conseils d’un père sont indispensables… Aussi, franchement, il est très-mal à vous de…

Ici Mme de Lucenay, cédant à la bizarrerie de son caractère, ne put s’empêcher de s’interrompre en riant comme une folle et de dire au comte:

– Avouez que la position est au moins singulière, et qu’il est très-piquant que ce soit moi qui vous sermonne.

– Cela est étrange, en effet; mais je ne mérite ni vos sermons ni vos louanges; je viens chez mon fils… mais ce n’est pas pour mon fils… À son âge, il n’a pas ou il n’a plus besoin de mes conseils.

– Que voulez-vous dire?

– Vous devez savoir pour quelles raisons j’ai le monde et surtout Paris en horreur, dit le comte avec une expression pénible et contrainte. Il a donc fallu des circonstances de la dernière importance pour m’obliger à quitter Angers, et surtout à venir ici… dans cette maison… Mais j’ai dû braver mes répugnances et recourir à toutes les personnes qui pouvaient m’aider ou me renseigner à propos de recherches d’un grand intérêt pour moi.

– Oh! alors, dit Mme de Lucenay avec l’empressement le plus affectueux, je vous en prie, disposez de moi, si je puis vous être utile à quelque chose. Est-il besoin de sollicitations? M. de Lucenay doit avoir un certain crédit, car les jours où je vais dîner chez ma grand’tante de Montbrison, il donne à manger chez moi à des députés; on ne fait pas ça sans motifs; cet inconvénient doit être racheté par quelque avantage, probablement… comme qui dirait une certaine influence sur des gens qui en ont beaucoup dans ce temps-ci, dit-on. Encore une fois, si nous pouvons vous servir, regardez-nous comme à vous. Il y a encore mon jeune cousin, le petit duc de Montbrison, qui, pair lui-même, est lié avec toute la jeune pairie. Pourrait-il aussi quelque chose? En ce cas, je vous l’offre. En un mot, disposez de moi et des miens, vous savez si je puis me dire amie vaillante et dévouée!

– Je le sais… et je ne refuse pas votre appui… quoique pourtant…

– Voyons, mon cher Alceste, nous sommes gens du monde, agissons donc en gens du monde; que nous soyons ici ou ailleurs, cela importe peu, je suppose, à l’affaire qui vous intéresse, et qui maintenant m’intéresse extrêmement, puisqu’elle est vôtre. Causons donc de cela, et très-à fond… je l’exige…

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