Литмир - Электронная Библиотека

Son luxe apparent permettait de le croire. D’ailleurs, Mme de Lucenay, cédant à l’impulsion de sa bonté naturelle, n’avait songé qu’à être utile à Florestan, et nullement à s’assurer s’il pouvait s’acquitter envers elle. Il l’affirmait, elle n’en doutait pas; eût-il accepté sans cela des prêts aussi importants? En répondant de l’honneur de Florestan, en suppliant le vieux comte d’écouter la conversation de son fils, la duchesse pensait qu’il allait être question de l’abus de confiance dont le vicomte se prétendait victime, et qu’il serait ainsi complètement innocenté aux yeux de son père.

– Encore une fois, reprit Florestan d’une voix altérée, ce Petit-Jean est un infâme; il m’avait assuré n’avoir pas d’autres traites que celles que j’ai retirées de ses mains hier et il y a trois jours… Je croyais celle-ci en circulation, elle n’était payable que dans trois mois à Londres, chez Adams et Compagnie.

– Oui, oui, dit la voix mordante de Badinot, je sais, mon cher vicomte, que vous aviez adroitement combiné votre affaire; vos faux ne devaient être découverts que lorsque vous seriez déjà loin… Mais vous avez voulu attraper plus fin que vous.

– Eh! il est bien temps maintenant de me dire cela, malheureux que vous êtes…, s’écria Florestan furieux; n’est-ce pas vous qui m’avez mis en rapport avec celui qui m’a négocié ces traites!

– Voyons, mon cher aristocrate, répondit froidement Badinot, du calme!… Vous contrefaites habilement les signatures de commerce; c’est à merveille, mais ce n’est pas une raison pour traiter vos amis avec une familiarité désagréable. Si vous vous emportez encore… je vous laisse, arrangez-vous comme vous voudrez…

– Et croyez-vous qu’on puisse conserver son sang-froid dans une position pareille?… Si ce que vous me dites est vrai, si cette plainte doit être déposée aujourd’hui au parquet du procureur du roi, je suis perdu…

– C’est justement ce que je vous dis, à moins que… vous n’ayez encore recours à votre charmante Providence aux yeux bleus…

– C’est impossible.

– Alors, résignez-vous. C’est dommage, c’était la dernière traite… et pour vingt-cinq mauvais mille francs… aller prendre l’air du Midi à Toulon… C’est maladroit, c’est absurde, c’est bête! Comment un habile homme comme vous peut-il se laisser acculer ainsi?

– Mon Dieu, que faire? Que faire?… Rien de ce qui est ici ne m’appartient plus, je n’ai pas vingt louis à moi.

– Vos amis?

– Eh! je dois à tous ceux qui pourraient me prêter; me croyez-vous assez sot pour avoir attendu jusqu’à aujourd’hui pour m’adresser à eux?

– C’est vrai; pardon… tenez, causons tranquillement, c’est le meilleur moyen d’arriver à une solution raisonnable. Tout à l’heure je voulais vous expliquer comment vous vous étiez attaqué à plus fin que vous. Vous ne m’avez pas écouté.

– Allons, parlez, si cela peut être bon à quelque chose.

– Récapitulons: vous m’avez dit, il y a deux mois: «J’ai pour cent treize mille francs de traites sur différentes maisons de banque à longues échéances; mon cher Badinot, trouvez moyen de me les négocier…»

– Eh bien!… Ensuite?…

– Attendez… je vous ai demandé à voir ces valeurs… Un certain je ne sais quoi m’a dit que ces traites étaient fausses, quoique parfaitement imitées. Je ne vous soupçonnais pas, il est vrai, un talent calligraphique aussi avancé; mais, m’occupant du soin de votre fortune depuis que vous n’aviez plus de fortune, je vous savais complètement ruiné. J’avais fait passer l’acte par lequel vos chevaux, vos voitures, le mobilier de cet hôtel, appartenaient à Boyer et à Edwards… Il n’était donc pas indiscret à moi de m’étonner de vous voir possesseur de valeurs de commerce si considérables, hein?

– Faites-moi grâce de vos étonnements, arrivons au fait.

– M’y voici… J’ai assez d’expérience ou de timidité… pour ne pas me soucier de me mêler directement d’affaires de cette sorte; je vous adressai donc à un tiers qui, non moins clairvoyant que moi, soupçonna le mauvais tour que vous vouliez lui jouer.

– C’est impossible, il n’aurait pas escompté ces valeurs s’il les avait crues fausses.

– Combien vous a-t-il donné d’argent comptant, pour ces cent treize mille francs?

– Vingt-cinq mille francs comptant, et le reste en créances à recouvrer…

– Et qu’avez-vous retiré de ces créances?…

– Rien, vous le savez bien; elles étaient illusoires… mais il aventurait toujours vingt-cinq mille francs.

– Que vous êtes jeune, mon cher vicomte! Ayant à recevoir de vous ma commission de cent louis si l’affaire se faisait, je m’étais bien gardé de dire au tiers l’état réel de vos affaires… Il vous croyait encore à votre aise, et il vous savait surtout très-adoré d’une grande dame puissamment riche qui ne vous laisserait jamais dans l’embarras; il était donc à peu près sûr de rentrer au moins dans ses fonds, par transaction; il risquait sans doute de perdre, mais il risquait aussi de gagner beaucoup, et son calcul était bon; car l’autre jour, vous lui avez déjà compté bel et bien cent mille francs, pour retirer la fausse traite de cinquante-huit mille francs, et hier trente mille francs pour la seconde… Pour celle-ci, il s’est contenté, il est vrai, du remboursement intégral. Comment vous êtes-vous procuré ces trente mille francs d’hier? que le diable m’emporte si je le sais! car vous êtes un homme unique… Vous voyez donc bien qu’en fin de compte, si Petit-Jean vous force à payer la dernière traite de vingt-cinq mille francs, il aura reçu de vous cent cinquante-cinq mille francs pour vingt-cinq mille qu’il vous aura comptés; or, j’avais raison de dire que vous vous étiez joué à plus fin que vous.

– Mais pourquoi m’a-t-il dit que cette dernière traite, qu’il présente aujourd’hui, était négociée?

– Pour ne pas vous effrayer; il vous avait dit aussi qu’excepté celle de cinquante-huit mille francs, les autres étaient en circulation; une fois la première payée, hier est venue la seconde, et aujourd’hui la troisième.

– Le misérable!…

– Écoutez donc, chacun pour soi, chacun chez soi, comme dit un célèbre jurisconsulte dont j’admire beaucoup la maxime. Mais causons de sang-froid: ceci vous prouve que le Petit-Jean (et entre nous je ne serais pas étonné que, malgré sa sainte renommée, le Jacques Ferrand ne fût de moitié dans ses spéculations), ceci vous prouve, dis-je, que le Petit-Jean, alléché par vos premiers paiements, spécule sur cette dernière traite, comme il a spéculé sur les autres, bien certain que vos amis ne vous laisseront pas traduire en cour d’assises. C’est à vous de voir si ces amitiés ne sont pas exploitées, pressurées jusqu’à l’écorce, et s’il ne reste pas encore quelques gouttes d’or à en exprimer; car si dans trois heures vous n’avez pas les vingt-cinq mille francs, mon noble vicomte, vous êtes coffré.

– Quand vous me répéterez cela sans cesse…

– À force de m’entendre vous consentirez peut-être à essayer de tirer une dernière plume de l’aile de cette généreuse duchesse…

84
{"b":"125189","o":1}