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«Mademoiselle,

«Le lieu d’où je vous écris vous dira l’étendue de mon malheur. Je suis incarcéré comme voleur… Je suis coupable aux yeux de tout le monde, et j’ose pourtant vous écrire!

«C’est qu’il me serait affreux de croire que vous me regardez aussi comme un être criminel et dégradé. Je vous en supplie, ne me condamnez pas avant d’avoir lu cette lettre… Si vous me repoussiez… ce dernier coup m’accablerait tout à fait!

«Voici ce qui s’est passé.

«Depuis quelque temps, je n’habitais plus rue du Temple; mais je savais par la pauvre Louise que la famille Morel, à laquelle vous et moi nous nous intéressions tant, était de plus en plus misérable. Hélas! ma pitié pour ces pauvres gens m’a perdu! Je ne m’en repens pas, mais mon sort est bien cruel!…

«Hier, j’étais resté assez tard chez M. Ferrand, occupé d’écritures pressées. Dans la chambre où je travaillais se trouvait un bureau, mon patron y serrait chaque jour la besogne que j’avais faite. Ce soir-là, il paraissait inquiet, agité; il me dit: «Ne vous en allez pas que ces comptes ne soient terminés, vous les déposerez dans le bureau dont je vous laisse la clef.» Et il sortit.

«Mon ouvrage fini, j’ouvris le tiroir pour l’y serrer; machinalement mes yeux s’arrêtèrent sur une lettre déployée, où je lus le nom de Jérôme Morel, le lapidaire.

«Je l’avoue, voyant qu’il s’agissait de cet infortuné, j’eus l’indiscrétion de lire cette lettre; j’appris ainsi que l’artisan devait être le lendemain arrêté pour une lettre de change de mille trois cent francs à la poursuite de M. Ferrand, qui, sous un nom supposé, le faisait emprisonner.

«Cet avis était de l’agent d’affaires de mon patron. Je connaissais assez la situation de la famille Morel pour savoir quel coup lui porterait l’incarcération de son seul soutien… Je fus aussi désolé qu’indigné. Malheureusement je vis dans le même tiroir une boîte ouverte, renfermant de l’or; elle contenait deux mille francs… À ce moment, j’entendis Louise monter l’escalier; sans réfléchir à la gravité de mon action, profitant de l’occasion que le hasard m’offrait, je pris mille trois cents francs. J’attendis Louise au passage; je lui mis l’argent dans la main, et lui dis: «On doit arrêter votre père demain au point du jour pour mille trois cents francs, les voici, sauvez-le, mais dites pas que c’est de moi que vous tenez cet argent… M. Ferrand est un méchant homme!…»

«Vous le voyez, mademoiselle, mon intention était bonne, mais ma conduite coupable; je ne vous cache rien… Maintenant voici mon excuse.

«Depuis longtemps, à force d’économies, j’avais réalisé et placé chez un banquier une petite somme de mille cinq cents francs. Il y a huit jours, il me prévint que, le terme de son obligation envers moi étant arrivé, il tenait mes fonds à ma disposition dans le cas où je ne les lui laisserais pas.

«Je possédais donc plus que je ne prenais au notaire: je pouvais le lendemain toucher mes mille cinq cents francs; mais le caissier du banquier n’arrivait pas chez son patron avant midi, et c’est au point du jour qu’on devait arrêter Morel. Il me fallait donc mettre celui-ci en mesure de payer de très-bonne heure; sinon, lors même que je serais allé dans la journée le tirer de prison, il n’en eût pas moins été arrêté et emmené aux yeux de sa femme, que ce dernier coup pouvait achever. De plus, les frais considérables de l’arrestation auraient encore été à la charge du lapidaire. Vous comprenez, n’est-ce pas, que tous ces malheurs n’arrivaient pas, si je prenais les treize cents francs, que je croyais pouvoir remettre le lendemain matin dans le bureau, avant que M. Ferrand se fût aperçu de quelque chose. Malheureusement je me suis trompé.

«Je sortis de chez M. Ferrand n’étant plus sous l’impression d’indignation et de pitié qui m’avait fait agir. Je réfléchis à tout le danger de ma position: mille craintes vinrent alors m’assaillir; je connaissais la sévérité du notaire; il pouvait, après mon départ, revenir fouiller dans son bureau, s’apercevoir du vol; car à ses yeux, aux yeux de tous, c’est un vol.

«Ces idées me bouleversèrent: quoiqu’il fût tard, je courus chez le banquier pour le supplier de me rendre mes fonds à l’instant; j’aurais motivé cette demande extraordinaire; je serais ensuite retourné chez M. Ferrand remplacer l’argent que j’avais pris.

«Le banquier, par un funeste hasard, était depuis deux jours à Belleville dans une maison de campagne, où il faisait faire des plantations; j’attendis le jour avec une angoisse croissante, enfin j’arrivai à Belleville. Tout se liguait contre moi; le banquier venait de repartir à l’instant pour Paris; j’y accours, j’ai enfin mon argent. Je me présente chez M. Ferrand, tout était découvert!

«Mais ce n’est là qu’une partie de mes infortunes. Maintenant le notaire m’accuse de lui avoir volé quinze mille francs, en billets de banque, qui étaient, dit-il, dans le tiroir du bureau, avec les deux mille francs en or. C’est une accusation indigne, un mensonge infâme! Je m’avoue coupable de la première soustraction; mais par tout ce qu’il y a de plus sacré au monde, je vous jure, mademoiselle, que je suis innocent de la seconde. Je n’ai vu aucun billet de banque dans ce tiroir: il n’y avait que deux mille francs en or, sur lesquels j’ai pris les treize cents francs que je rapportais.

«Telle est la vérité, mademoiselle: je suis sous le coup d’une accusation accablante, et pourtant j’affirme que vous devez me savoir incapable de mentir… mais me croirez-vous? Hélas! comme m’a dit M. Ferrand, celui qui a volé une faible somme peut en voler une plus forte, et ses paroles ne méritent aucune confiance.

«Je vous ai toujours vue si bonne et si dévouée pour les malheureux, mademoiselle; je vous sais si loyale et si franche, que votre cœur vous guidera, je l’espère, dans l’appréciation de la vérité. Je ne demande rien de plus… Ajoutez foi à mes paroles, et vous me trouverez aussi à plaindre qu’à blâmer; car, je le répète, mon intention était bonne, des circonstances impossibles à prévoir m’ont perdu.

«Ah! mademoiselle Rigolette, je suis bien malheureux! Si vous saviez au milieu de quelles gens je suis destiné à vivre jusqu’au jour de mon jugement!

«Hier on m’a conduit dans un lieu qu’on appelle le dépôt de préfecture de police. Je ne saurais vous dire ce que j’ai éprouvé lorsque après avoir monté un sombre escalier, je suis arrivé devant une porte à guichet de fer que l’on a ouverte et qui s’est bientôt refermée sur moi.

«J’étais si troublé que je ne distinguai d’abord rien. Un air chaud, nauséabond, m’a frappé au visage; j’ai entendu un grand bruit de voix mêlé çà et là de rires sinistres, d’accents de colère et de chansons grossières; je me tenais immobile près de la porte, regardant les dalles de grès de cette salle, n’osant ni avancer ni lever les yeux, croyant que tout le monde m’examinait.

«On ne s’occupait pas de moi: un prisonnier de plus ou de moins inquiète peu ces gens-là. Enfin je me suis hasardé à lever la tête. Quelles horribles figures, mon Dieu! Que de vêtements en lambeaux! Que de haillons souillés de boue! Tous les dehors de la misère et du vice. Ils étaient là quarante ou cinquante, assis, debout, ou couchés sur des bancs scellés dans le mur, vagabonds, voleurs, assassins, enfin tous ceux qui avaient été arrêtés la nuit ou dans la journée.

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