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Nous regrettons d’employer le mot de vertu, mot grave, pompeux, solennel, qui entraîne presque toujours avec soi des idées de sacrifice douloureux, de lutte pénible contre les passions, d’austères méditations sur la fin des choses d’ici-bas.

Telle n’était pas la vertu de Rigolette.

Elle n’avait ni lutté ni médité.

Elle avait travaillé, ri et chanté.

Sa sagesse, ainsi qu’elle le disait simplement et sincèrement à Rodolphe, dépendait surtout d’une question de temps… Elle n’avait pas le loisir d’être amoureuse.

Avant tout, gaie, laborieuse, ordonnée, l’ordre, le travail, la gaieté, l’avaient, à son insu, défendue, soutenue, sauvée.

On trouvera peut-être cette morale légère, facile et joyeuse; mais qu’importe la cause, pourvu que l’effet subsiste?

Qu’importe la direction des racines de la plante, pourvu que sa fleur s’épanouisse pure, brillante et parfumée?…

À propos de notre utopie sur les encouragements, les secours, les récompenses que la société devrait accorder aux artisans remarquables par d’éminentes qualités sociales, nous avons parlé de cet espionnage de la vertu, un des projets de l’empereur.

Supposons cette féconde pensée du grand homme réalisée!…

Un de ces vrais philanthropes, chargés par lui de rechercher le bien, a découvert Rigolette.

Abandonnée, sans conseils, sans appui, exposée à tous les dangers de la pauvreté, à toutes les séductions dont la jeunesse et la beauté sont entourées, cette charmante fille est restée pure; sa vie honnête, laborieuse, pourrait servir d’enseignement et d’exemple.

Cette enfant ne méritera-t-elle pas, non une récompense, non un secours, mais quelques touchantes paroles d’approbation, d’encouragement, qui lui donneront la conscience de sa valeur, qui la rehausseront à ses propres yeux, qui l’obligeront même pour l’avenir?

Car elle saura qu’on la suit d’un regard plein de sollicitude et de protection dans la voie difficile où elle marche avec tant de courage et de sérénité.

Car elle saura que si un jour le manque d’ouvrage ou la maladie menaçait de rompre l’équilibre de cette vie pauvre et préoccupée qui repose tout entière sur le travail et sur la santé, un léger secours dû à ses mérites passés lui viendrait en aide.

L’on se récriera sans doute sur l’impossibilité de cette surveillance tutélaire dont seraient entourées les personnes particulièrement dignes d’intérêt par leurs excellents antécédents.

Il nous semble que la société a déjà résolu ce problème.

N’a-t-elle pas imaginé la surveillance de la haute police à vie ou à temps, dans le but, d’ailleurs fort utile, de contrôler incessamment la conduite des personnes dangereuses signalées par leurs détestables antécédents?

Pourquoi la société n’exercerait-elle pas aussi une surveillance de haute charité morale?

Mais descendons de la sphère des utopies et revenons à la cause du premier chagrin de Rigolette.

Sauf Germain, candide et grave jeune homme, les voisins de la grisette avaient pris tout d’abord son originale familiarité, ses offres de bon voisinage, pour des agaceries très-significatives; mais ces messieurs avaient été obligés de reconnaître, avec autant de surprise que de dépit, qu’ils trouveraient dans Rigolette un aimable et gai compagnon pour leurs récréations dominicales, une voisine serviable et bonne enfant, mais non pas une maîtresse.

Leur surprise et leur dépit, très-vifs d’abord, cédèrent peu à peu devant la franche et charmante humeur de la grisette; et puis, ainsi qu’elle l’avait judicieusement dit à Rodolphe, ses voisins étaient fiers le dimanche d’avoir au bras une jolie fille qui leur faisait honneur de plus d’une manière (Rigolette se souciait peu des apparences), et qui ne leur coûtait que le partage de modestes plaisirs dont sa présence et sa gentillesse doublaient le prix.

D’ailleurs la chère fille se contentait si facilement!… Dans les jours de pénurie elle dînait si bien et si gaiement avec un beau morceau de galette chaude où elle mordait de toutes les forces de ses petites dents blanches! Après quoi elle s’amusait tant d’une promenade sur les boulevards ou dans les passages!

Si nos lecteurs ressentent quelque peu de sympathie pour Rigolette, ils conviendront qu’il aurait fallu être bien sot ou bien barbare pour refuser, une fois par semaine, ces modestes distractions à une si gracieuse créature, qui, du reste, n’ayant pas le droit d’être jalouse, n’empêchait jamais ses sigisbées de se consoler de ses rigueurs auprès de belles moins cruelles!

François Germain seul ne fonda aucune folle espérance sur la familiarité de la jeune fille; fût-ce instinct du cœur ou délicatesse d’esprit, il devina, dès le premier jour, tout ce qu’il pouvait y avoir de ravissant dans la camaraderie singulière que lui offrait Rigolette.

Ce qui devait fatalement arriver arriva.

Germain devint passionnément amoureux de sa voisine, sans oser lui dire un mot de cet amour.

Loin d’imiter ses prédécesseurs, qui, bien convaincus de la vanité de leurs poursuites, s’étaient consolés par d’autres amours, sans pour cela vivre en moins bonne intelligence avec leur voisine, Germain avait délicieusement joui de son intimité avec la jeune fille, passant auprès d’elle non-seulement le dimanche, mais toutes les soirées où il n’était pas occupé. Durant ces longues heures, Rigolette s’était montrée, comme toujours, rieuse et folle; Germain, tendre, attentif, sérieux, souvent même un peu triste.

Cette tristesse était son seul inconvénient; car ses manières, naturellement distinguées, ne pouvaient se comparer aux ridicules prétentions de M. Giraudeau, le commis voyageur, ou aux turbulentes excentricités de Cabrion; mais M. Giraudeau, par son intarissable loquacité, et le peintre par son hilarité non moins intarissable l’emportaient sur Germain, dont la douce gravité imposait un peu à sa voisine.

Rigolette n’avait donc eu jusqu’alors de préférence marquée pour aucun de ses trois amoureux… Mais comme elle ne manquait pas de jugement, elle trouvait que Germain réunissait seul toutes les qualités nécessaires pour rendre heureuse une femme raisonnable.

Ces antécédents posés, nous dirons pourquoi Rigolette était chagrine et pourquoi ni elle ni ses oiseaux ne chantaient.

Sa ronde et fraîche figure avait un peu pâli; ses grands yeux noirs, ordinairement gais et brillants, étaient légèrement battus et voilés; ses traits révélaient une fatigue inaccoutumée. Elle avait employé à travailler une grande partie de la nuit.

De temps à autre, elle regardait tristement une lettre placée tout ouverte sur une table auprès d’elle; celle lettre venait de lui être adressée par Germain, et contenait ce qui suit:

«Prison de la Conciergerie.

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