Литмир - Электронная Библиотека

«Lorsqu’ils se sont aperçus de ma présence, j’ai éprouvé une triste consolation en voyant qu’ils reconnaissaient que je n’étais pas des leurs. Quelques-uns me regardèrent d’un air insolent et moqueur; puis ils se mirent à parler entre eux à voix basse je ne sais quel langage hideux que je ne comprenais pas. Au bout d’un moment, le plus audacieux vint me frapper sur l’épaule et me demander de l’argent pour payer ma bienvenue.

«J’ai donné quelques pièces de monnaie, espérant acheter ainsi le repos: cela ne leur a pas suffi, ils ont exigé davantage, j’ai refusé. Alors plusieurs m’ont entouré en m’accablant d’injures et de menaces; ils allaient se précipiter sur moi lorsque heureusement, attiré par le tumulte, un gardien est entré. Je me suis plaint à lui: il a exigé que l’on me rendît l’argent que j’avais donné, et m’a dit que si je voulais je serais, pour une modique somme, conduit à ce qu’on appelle la pistole, c’est-à-dire que je pourrais être seul dans une cellule. J’acceptai avec reconnaissance et je quittai ces bandits au milieu de leurs menaces pour l’avenir; car nous devions, disaient-ils, nous retrouver, et alors je resterais sur la place.

«Le gardien me mena dans une cellule où je passai le reste de la nuit.

«C’est de là que je vous écris ce matin, mademoiselle Rigolette. Tantôt, après mon interrogatoire, je serai conduit à une autre prison qu’on appelle la Force, où je crains de retrouver plusieurs de mes compagnons du dépôt.

«Le gardien, intéressé par ma douleur et par mes larmes, m’a promis de vous faire parvenir cette lettre quoique de telles complaisances lui soient très-sévèrement défendues.

«J’attends, mademoiselle Rigolette, un dernier service de votre ancienne amitié, si toutefois vous ne rougissez pas maintenant de cette amitié.

«Dans le cas où vous voudriez bien m’accorder ma demande, la voici:

«Vous recevrez avec cette lettre une petite clef et un mot pour le portier de la maison que j’habite, boulevard Saint-Denis, n° 11. Je le préviens que vous pouvez disposer comme moi-même de tout ce qui m’appartient, et qu’il doit exécuter vos ordres. Il vous conduira dans ma chambre. Vous aurez la bonté d’ouvrir mon secrétaire avec la clef que je vous envoie; vous trouverez une grande enveloppe renfermant différents papiers que je vous prie de me garder: l’un d’eux vous était destiné, ainsi que vous le verrez par l’adresse. D’autres ont été écrits à propos de vous, et cela dans des temps bien heureux. Ne vous en fâchez pas, vous ne deviez jamais les connaître. Je vous prie aussi de prendre le peu d’argent qui est dans ce meuble, ainsi qu’un sachet de satin renfermant une petite cravate de soie orange que vous portiez lors de nos dernières promenades du dimanche, et que vous m’avez donnée le jour où j’ai quitté la rue du Temple.

«Je voudrais enfin qu’à l’exception d’un peu de linge que vous m’enverriez à la Force vous fissiez vendre les meubles et les effets que je possède: acquitté ou condamné, je n’en serai pas moins flétri et obligé de quitter Paris. Où irai-je? Quelles seront mes ressources? Dieu le sait.

«Mme Bouvard, qui a déjà vendu et acheté plusieurs objets, se chargerait peut-être du tout; c’est une honnête femme; cet arrangement vous épargnerait beaucoup d’embarras, car je sais combien votre temps est précieux.

«J’avais payé mon terme d’avance, je vous prie donc de vouloir bien seulement donner une petite gratification au portier. Pardon, mademoiselle, de vous importuner de tous ces détails, mais vous êtes la seule personne au monde à laquelle j’ose et je puisse m’adresser.

«J’aurais pu réclamer ce service d’un des clercs de M. Ferrand avec lequel je suis assez lié; mais j’aurais craint son indiscrétion au sujet de divers papiers; plusieurs vous concernent, comme je vous l’ai dit; quelques autres ont rapport à de tristes événements de ma vie.

«Ah! croyez-moi, mademoiselle Rigolette, si vous me l’accordez, cette dernière preuve de votre ancienne affection sera ma seule consolation dans le grand malheur qui m’accable; malgré moi j’espère que vous ne me refuserez pas.

«Je vous demande aussi la permission de vous écrire quelquefois… Il me serait si doux, si précieux, de pouvoir épancher dans un cœur bienveillant la tristesse qui m’accable!

«Hélas! je suis seul au monde; personne ne s’intéresse à moi. Cet isolement m’était déjà bien pénible, jugez maintenant!…

«Et je suis honnête pourtant… et j’ai la conscience de n’avoir jamais nui à personne, d’avoir toujours, même au péril de ma vie, témoigné de mon aversion pour ce qui était mal… ainsi que vous le verrez par les papiers que je vous prie de garder et que vous pouvez lire… Mais quand je dirai cela, qui me croira? M. Ferrand est respecté par tout le monde, sa réputation de probité est établie depuis longtemps, il y a un juste grief à me reprocher… il m’écrasera… Je me résigne d’avance à mon sort.

«Enfin, mademoiselle Rigolette, si vous me croyez, vous n’aurez, je l’espère, aucun mépris pour moi, vous me plaindrez, et vous penserez quelquefois à un ami sincère. Alors, si je vous fais bien… bien pitié, peut-être vous pousserez la générosité jusqu’à venir un jour… un dimanche (hélas! que de souvenirs ce mot me rappelle!), jusqu’à venir un dimanche affronter le parloir de ma prison. Mais non, non, vous revoir dans un pareil lieu… je n’oserais jamais… Pourtant, vous êtes si bonne… que…

«Je suis obligé d’interrompre cette lettre et de vous l’envoyer ainsi avec la clef et le petit mot pour le portier, que je vais écrire à la hâte. Le gardien vient m’avertir que je vais être conduit devant le juge… Adieu, adieu, mademoiselle Rigolette… ne me repoussez pas… je n’ai d’espoir qu’en vous, qu’en vous seule!

«FRANÇOIS GERMAIN

«P. S. – Si vous me répondez, adressez votre lettre à la prison de la Force.»

On comprend maintenant la cause du premier chagrin de Rigolette. Son cœur excellent s’était profondément ému d’une infortune dont elle n’avait eu jusqu’alors aucun soupçon. Elle croyait aveuglément à l’entière véracité du récit de Germain, ce fils infortuné du Maître d’école.

Assez peu rigoriste, elle trouvait même que son ancien voisin s’exagérait énormément sa faute. Pour sauver un malheureux père de famille, il avait pris de l’argent qu’il savait pouvoir rendre. Cette action, aux yeux de la grisette, n’était que généreuse.

Par une de ces contradictions naturelles aux femmes, et surtout aux femmes de sa classe, cette jeune fille, qui jusqu’alors n’avait éprouvé pour Germain, comme pour ses autres voisins, qu’une cordiale et joyeuse amitié, ressentit pour lui une vive préférence.

Dès qu’elle le sut malheureux… injustement accusé et prisonnier, son souvenir effaça celui de ses anciens rivaux.

Chez Rigolette, ce n’était pas encore l’amour, c’était une affection vive, sincère, remplie de commisération et de dévouement résolu: sentiment très-nouveau pour elle en raison même de l’amertume qui s’y joignait.

Telle était la situation morale de Rigolette, lorsque Rodolphe entra dans sa chambre, après avoir discrètement frappé à la porte.

41
{"b":"125189","o":1}