Cependant le Subdamoun ne parlait jamais, même à Frédéric, de Sonia, et il n’était même point allé faire un pèlerinage à l’hôtel du boulevard Pereire, qui était resté fermé et devant lequel les Parisiens passaient avec respect comme devant un tombeau.
Autour de l’hôtel, la vie avait repris ses aspects d’autrefois. Seul un débit restait obstinément fermé, c’était le fameux comptoir de M. Petit-Bon-Dieu fils. On ne savait ce que le patron était devenu. Depuis l’arrivée des Versaillais, on n’avait plus revu dans le quartier son inquiétante trogne.
Cette nuit-là, il pouvait être deux heures du matin quand deux ombres, longeant les murs, s’avancèrent l’une vers l’autre. La première, qui paraissait la plus petite et toute recroquevillée sur elle-même, venait des fortifications, la seconde descendait des hauteurs de la rue de Rome et venait de traverser le pont du chemin de fer.
Elles arrivèrent presque en même temps devant la porte close du débit et s’arrêtèrent d’un même mouvement.
Les abords étaient déserts. La plus petite ombre se prit à travailler la serrure. L’autre faisait le guet. Enfin, la porte s’ouvrit; les deux ombres se glissèrent dans la boutique, la porte fut refermée; une lanterne sourde jeta son rai de lumière et Chéri-Bibi dit:
– Assieds-toi, la Ficelle, je vais faire le tour de la cambuse.
– S’il y a quelqu’un ici, répliqua la Ficelle, ils doivent être morts, car on n’a jamais fait si peu de bruit.
Il entendit le pas traînant de Chéri-Bibi qui gravissait l’escalier de l’arrière-boutique; là-haut il y eut des portes ouvertes et refermées, puis le silence, et tout à coup, Chéri-Bibi réapparut:
– J’ai fait un tour jusque dans l’hôtel. Tout est tranquille. Nous pouvons causer.
– Qu’est-ce qu’est devenu Petit-Bon-Dieu? demanda la Ficelle.
– J’allais te le demander!
La Ficelle toussa: «Pourrais-je demander aussi à monsieur le marquis pourquoi il a choisi cet endroit délaissé et lointain et cette heure tardive à laquelle un honnête épicemard dort depuis longtemps pour donner rendez-vous à son serviteur?»
– C’est pour ne point te compromettre, mon brave la Ficelle, répliqua Chéri-Bibi en s’asseyant en face de son «poteau» et en lui caressant la main d’une tape.
– Monsieur le marquis est bien bon!
– Appelle-moi donc Chéri-Bibi comme autrefois: la voix d’un ami est douce à entendre…
La Ficelle recula légèrement; il n’aimait point beaucoup ces sortes d’attendrissement de celui qui, depuis tant d’années, n’avait jamais cessé au fond d’être son maître… Qu’est-ce qu’il allait encore lui demander? Est-ce qu’il n’était pas entendu que tout était fini, tout réglé? L’autre jour, Chéri-Bibi ne lui avait-il pas dit avec un soupir, après l’avoir délivré du bourreau: «Va, maintenant, mon bon la Ficelle, tu as bien gagné de vivre heureux et tranquille: nos aventures sont terminées!»
Chéri-Bibi s’était levé en proie à une singulière émotion; il revint avec une bouteille et deux verres et versa à la Ficelle un cognac de choix.
– Comment vont les affaires? demanda-t-il de sa voix la plus sympathique.
– Mon Dieu! fit la Ficelle, elles reprennent tout doucement. Il n’y manque, hélas! que cette pauvre Mme Hilaire!
– Tu n’en as toujours point de nouvelles? interrogea Chéri-Bibi sur un ton qui plaignait sincèrement la Ficelle.
– Que si! que si! j’en ai des nouvelles! et c’est bien ce qui m’afflige, expliqua M. Hilaire en soupirant. Ah! c’est un grand malheur, il n’y a plus de doute, maintenant: elle est bien morte!
– Mon Dieu! est-ce possible?
– Ah! c’est sûr! brûlée vivante, la pauvre enfant!
– Ne pleure pas, la Ficelle!
– Je n’ai plus retrouvé d’elle qu’une moitié de bottine à demi calcinée et son chignon à peu près roussi. Le reste ne faisait plus qu’un petit tas de cendre que j’ai recueilli pieusement dans un bocal et que j’ai déposé sur le marbre de ma table de nuit! Une si honnête femme, monsieur le marquis, et si commerçante! C’est affreux! Vous me croirez si vous voulez, mais je passe mon temps à soupirer devant mon bocal!
– Tu finiras par «te miner», exprima Chéri-Bibi en lui reversant un petit verre… Vois-tu, quand on a laissé le regret passer la porte, il a bientôt envahi la maison! Je serais à ta place, moi, je changerais d’air!
«Aïe! pensa M. Hilaire, nous y voilà! Que va-t-il me proposer?»
– Je suis de ton avis, la Ficelle, ta femme était une maîtresse femme, et tu ne pourras jamais la remplacer. Sans elle, tu ne manqueras point de faire faillite!
– Eh là! Eh là! n’exagérons rien! osa prétendre la Ficelle, qui regrettait maintenant d’avoir étalé un aussi vaste désespoir conjugal… je suis un homme, que diable!
– Crois-tu? Sans compter que dans le quartier, avec tes idées politiques du temps de la révolution, tu as dû te faire pas mal d’ennemis…
– Eh! protesta la Ficelle, j’ai rendu service à tout le monde!
– Le monde est ingrat!
– Aussi je ne lui demande que ce qu’il peut donner. Je n’avais que deux amis: MM. Barkimel et Florent. Ils ont disparu dans la tourmente. Je saurai m’en consoler, bien que j’aimais à voir apparaître leur bonne figure à l’heure du petit vin blanc du matin! Quant aux autres, ils viendront comme par le passé, car le monde, monsieur le marquis, le monde ne résiste point à la bonne marchandise! C’est là tout le secret du commerce… ça n’est pas sorcier!
– Enfin, je vois qu’en dépit de la disparition tragique de votre épouse, monsieur Hilaire, vous tenez toujours à vendre vos pruneaux!
Hilaire pâlit, mais il rassembla son courage:
– Oui, monsieur le marquis, avec votre permission!
– C’est bien! fit Chéri-Bibi en se levant… Je n’ai plus rien à te dire… La Ficelle était bouleversé. Il eut un mouvement de rage enfantine.
– Je ne sais pas de quel bois vous êtes fait, monsieur le marquis, mais moi, à mon âge, j’éprouve le besoin de me reposer dans un état honnête et considéré! Je l’ai bien mérité, et si vous me permettez de vous donner mon avis, vous aussi, monsieur le marquis, vous devriez vous en tenir là! Prenez garde qu’un dernier coup ne vienne tout démolir d’un si bel édifice!
– C’est la sagesse même qui parle par ta bouche, grogna Chéri-Bibi, et tu jaspines avec une éloquence si étonnante que je ne m’étonne plus de tes succès au club, mais je vais te dire une chose: une seule: Si je ne fais pas ce dernier coup-là, tout est perdu, et le reste n’aura servi de rien!
– Monsieur le marquis se fait peut-être des idées… ça lui est arrivé quelquefois!