Dans la boutique, où l’on commençait à cuire, il y avait des corps de femme, par terre, étendus, râlants ou à demi-asphyxiés au-dessus desquels deux êtres, noirs de l’incendie qu’ils avaient traversés, étaient penchés.
Il reconnut le lieutenant Frédéric Héloni et l’un des gardes formidables du Subdamoun, à qui il avait donné la garde de la cave, depuis que la marquise y était enfermée avec les femmes: Polydore.
Il se jeta par terre, cherchant Cécily.
Il ne trouva là que deux corps, celui de Mlle Lydie de la Morlière et de son amie Marie-Thérèse.
– Où est la marquise? hurla-t-il.
– Jean-Jean l’a sauvée! lui dit Polydore.
– C’est bien vrai?
– Vous pouvez être tranquille… Nous sortîmes arrivés à temps! exprima rapidement Frédéric.
– Et le Subdamoun n’est pas là?
– Non! Il ne sait rien. Nous sommes allés où l’on nous attendait. Là, j’ai trouvé Mazeppa qui venait m’avertir de ce qui se passait chez Hilaire… J’ai laissé les chefs délibérer, et je suis accouru sans rien dire au commandant!
– Malheur à ceux qui mentiront! gronda Chéri-Bibi en agitant sa main ensanglantée. Où est la marquise?
Polydore s’expliqua, cependant que Frédéric recommençait à donner ses soins aux jeunes filles, qui, peu à peu, revenaient à elles.
– Pendant qu’on se carapatait du feu, on nous tirait dessus! Moi, je portais la demoiselle Lydie, Jean-Jean avait la marquise; on s’est séparé pour débander les sorgues. Je l’ai vu grimper avec la marquise dans ses bras sur les toits, par-delà les Produits alimentaires; il était hors de danger; moi, j’étais arrivé trop tard derrière lui pour passer par là. Je suis revenu par ici, le long du mur, sachant que Mazeppa m’attendait et que le bougnat, not’lieutenant, avait porté icite la demoiselle Marie-Thérèse. Ah! pouvez être content, patron, on a bien défendu ces dames! Demandez à Mazeppa. Maintenant, faudrait songer «à les mettre», car ça commence à tourner au four de boulangerie, ici!
Mais Chéri-Bibi ne paraissait, pas s’en apercevoir. Il, demanda, ne s’occupant pas plus des jeunes filles qui étaient étendues là et auxquelles le lieutenant prodiguait ses soins que si elles n’existaient pas:
– Il y a longtemps qu’on vous tire dessus?
Il avait collé ce voyou de Mazeppa contre le mur et il fallut bien que le galopin lui donnât des explications, pendant que Polydor se mettait à déblayer le fond du caveau de tous les sacs qui l’encombraient, découvrant ainsi une espèce de boyau souterrain qui donnait sur une cour ordinairement déserte et propice à la fuite.
– Ben, v’là l’affaire! fit l’autre… Mais, por sûr, dab, on va s’brûler les tifs, ici! L’bougnat (il désignait Frédéric Héloni) venait donc de me quitter avec mission de le rejoindre avenue d’Iéna au moindre événement quand j’aperçus des officiers municipaux et toute une bande de sectionnaires, suivie d’une grosse troupe de gnafs…
– Après? Après? gronda Chéri-Bibi qui se mordait les poings.
– Eh! j’cavale! Attendez un peu, patron! Ces messieurs venaient perquisitionner chez Hilaire, du club de l’Arsenal, qui avait fait fuir le Subdamoun, qu’ils disaient! Il n’y avait pas cinq minutes qu’ils étaient dans la bicoque qu’ils échangeaient des coups de flingots et de revolver avec Jean-Jean et Polydor, sortis de leur trappe pour les empêcher de descendre dans la cave! Les commis se sauvaient de tous côtés en poussant des hurlements. Je m’dis: ça va mal tourner; puisque je n’sais pas où est l’patron, j’vas toujours aller avertir le bougnat! Dare-dare, j’me suis carapaté à la recherche du lieutenant, qu’j’ai vu entrer par les derrières de la tôle où on l’attendait avec le Subdamoun en personne! L’bougnat m’avait vu; il est redescendu et je suis revenu ici, avec lui, dans l’auto! Pensez s’il a perdu son temps! On faisait du cent vingt; por sûr! Mais ici, il faisait déjà chaud. Furieux de ne pas pouvoir descendre dans la cave, les officiers municipaux avaient déjà fichu le feu à la boutique! Et les bonnes femmes, en bas, qui hurlaient! J’entendais la voix de Mme Hilaire qui criait au secours comme si déjà elle n’était plus qu’une braise! Pauvre Mme Hilaire! il n’y a qu’elle dont on ne s’est pas occupé! Elle n’crie plus! De profundis!
– Et la marquise? râla Chéri-Bibi.
– Ah! la marquise! on ne l’entendait pas! C’est du monde qui ne crie jamais, même quand il y a le feu, patron!
– Était-elle blessée?
– Est-ce que j’sais, moi, est-ce que j’pourrais vous dire? Sûr que lorsque je l’ai vue dans les bras de Jean-Jean, elle avait l’air plus morte que vive!
– Si elle est morte, j’vous crève tous! gronda Chéri-Bibi, les poings serrés.
– Mais pisqu’on vous dit que Jean-Jean l’a sauvée! Tenez, la v’la!
Chéri-Bibi fit un bond terrible par la fenêtre. Lui aussi venait d’apercevoir la marquise du Touchais, ou plutôt son corps pantelant dans le plus tragique décor qui se pût concevoir, et toujours dans les bras du fidèle Jean-Jean! Celui-ci, poursuivi sur les toits par les gardes civiques et voyant sa retraite coupée, s’était vu dans la nécessité de revenir vers les murs branlants de la fournaise.
La minute était terrible.
Le dernier espoir de Jean-Jean l’avait poussé évidemment du côté de la ruelle où il savait qu’il trouverait la retraite du bougnat! Mais cette retraite, comment l’atteindre?
Bien que le feu, depuis quelques instants, eût diminué d’intensité en cet endroit, le groupe formé par Jean-Jean et la marquise n’en paraissait pas moins fort aventuré dans le coin de cette croisée du dernier étage que venait lécher encore de temps à autre les flammes.
Des coups de fusil avaient accueilli la sortie de Chéri-Bibi et, des deux côtés de la ruelle, les gardes civiques se précipitèrent, en dépit de la chaleur atroce.
Mais cette double ruée sauva notre bandit. En effet, quand les gardes se virent en face les uns des autres, ils cessèrent le feu pour ne point s’entre-tuer. Chéri-Bibi en profita pour achever sa course et sauter dans cet enfer, où il disparut.
Alors, quelques-uns des gardes se jetèrent vers la porte du bougnat où ils savaient que le resté de la bande s’était réfugié.
Ils n’y trouvèrent plus personne, mais découvrirent le couloir souterrain par lequel les trois hommes s’étaient certainement échappés, emportant Mlle de la Morlière et Marie-Thérèse.
Après avoir déchargé leurs armes dans cet étroit boyau, ils avancèrent à tâtons et se heurtèrent tout de suite à deux corps qui avaient roulé par terre.
Ils les tirèrent à eux jusque dans la boutique. C’était Polydore, qui avait reçu une balle dans le dos et qui paraissait à son dernier spasme. On eut toutes les peines du monde à lui arracher le corps de la pauvre femme qu’il avait voulu sauver.