– À qui le dites-vous? Adieu donc, mon ami! et souhaitons-nous bonne chance tous les deux!
M. le directeur regarda partir M. l’inspecteur. La porte ne s’était pas plutôt refermée qu’il quitta son fauteuil et se mit à se frotter les mains avec une jubilation si excessive que, dans la nuit de la cheminée, la gargouille, qui était toujours penchée sur le spectacle du cabinet de M. le directeur, eut une sorte de frémissement.
Le lieutenant de service entra. C’était un garde civique à la dévotion du comité qui s’entendait fort bien à l’ordinaire avec cette crapule de Talbot.
– Mon cher, combien avez-vous d’hommes en ce moment dans la salle des gardes?
– Une vingtaine environ, lui répondit-il.
– Eh bien! vous allez en faire monter ici une dizaine immédiatement et armés jusqu’aux dents, hein? Et en silence! Et sans que M. l’inspecteur en sache rien!
Le lieutenant partit.
M. Talbot continuait à se frotter les mains.
Dans la cheminée, la gargouille n’était plus une hideur souriante. Elle était devenue l’image de la douleur et de l’épouvante.
Elle vit entrer dix gardes qui furent disposés par le lieutenant, sur les indications de Talbot, contre le mur, de telle sorte que ceux qui entraient, masqués par la porte, ne pouvaient les voir.
– Tout à l’heure, deux prisonniers, conduits par Hilaire et deux gardes, vont entrer ici, fit la voix de Talbot. Sur un signe de moi, vous vous jetterez sur eux. Vous mettrez dans l’impossibilité de nuire, s’ils pénètrent ici, et Hilaire et le baron d’Askof. Vous ne ferez aucun mal à ce dernier. Vous massacrerez l’autre, celui que je vous désignerai!
Et Talbot, entraînant le lieutenant au coin de la cheminée, juste devant la gargouille, prononça ces mots à voix basse:
– Vous êtes sûr de ces hommes?
– Comme de moi-même.
– C’est que l’autre, émit Talbot, plus bas encore, l’autre, c’est le Subdamoun!
– Mâtin! et il faut le tuer!
– Ordre de Coudry! Par le temps qui court, on n’est jamais sûr de rien! Il vaut mieux profiter de la tentative d’évasion pour en finir!
– Comment avez-vous su qu’ils devaient s’évader?
– C’est Askof qui a trouvé le moyen de faire prévenir Coudry. Ils devaient se jeter sur moi, me faire signer de force leur libération! Je l’ai échappé belle! Mais ne ratez pas le Subdamoun, hein?
– Sufficit! répliqua le lieutenant.
La tête de Talbot, la gorge, le cou de Talbot étaient à la portée de la main du terrible Chéri-Bibi; celui-ci n’avait qu’à allonger un bras et l’homme, accroché, étranglé, entraîné dans le boyau noir, eût fini d’expirer sur la poitrine du démon!
Jamais, au cours de son extraordinaire criminelle vie, Chéri-Bibi n’avait eu une pareille poussée de désir vers la gorge d’un homme.
Hélas! Chéri-Bibi ne tuait que lorsqu’il ne le voulait pas.
Dans l’affreux tourbillon de ses pensées, l’idée du danger dont il fallait à tout prix sauver le Subdamoun sauva Talbot. La gargouille s’en alla. Elle remonta la cheminée.
Chéri-Bibi avait une agilité de singe et de forçat.
Il calculait: «Il faut dix minutes à Hilaire, à Garot et Manol, pour qu’ils se débarrassent d’Askof dans le «parloir des parents». En ce moment ce doit être fait. Le Subdamoun doit commencer à se déguiser, à se mettre la fausse barbe… Dans cinq minutes, ils seront chez Talbot et Jacques est f…»
Mais il ne perdait point son temps… Comme un diable, il était sorti de sa cheminée…
La nuit, heureusement, était complètement venue.
D’en bas montait la rumeur de la soldatesque qui causait là en attendant les événements du lendemain et l’heure de conduire le Subdamoun et sa bande, après le procès, à l’échafaud. Chéri-Bibi aperçut les feux du bivouac tandis qu’il se laissait glisser le long de la haute cheminée après avoir enroulé sa corde autour d’un bras.
Tant de soldats dehors, tant de gardes dedans contre le Subdamoun! Toutes les forces réunies contre son fils! son fils qu’on allait assassiner s’il n’accomplissait pas, dans le moment, quelque chose de prodigieux!
Au long des gouttières qui surplombaient le quai de la Seine, il filait comme un chat.
Il grimpa sur un pignon, escalada sa cheminée avec la même rapidité qu’il avait descendu celle de la Tour de l’Ouest; il attacha sa corde, la lança dans le trou noir et descendit à son tour, comme une flèche.
Il sauta dans une cheminée, bondit dans une pièce. Il était dans la salle qui servait de cabinet de travail au président des assises quand celui-ci venait, avant un procès, s’entretenir avec les accusés provisoirement enfermés à la Conciergerie.
Cette pièce était entièrement semblable à celle qui servait de bureau au directeur. Sous cette pièce, il y avait le parloir des avocats, comme sous le bureau du directeur se trouvait le greffe.
Un petit escalier faisait également communiquer le cabinet du président des assises avec la salle des gardes.
Si le Subdamoun et Hilaire montaient cet escalier-là au lieu de monter celui qui conduisait à la Tour de l’Ouest, ils pouvaient encore être sauvés.
En tout cas, on essaierait, par la cheminée, par les toits!
Ce n’était plus la tranquillité du départ légal! C’était la poursuite avec tous ses aléas, ses dangers, son tumulte! mais enfin, Chéri-Bibi avait trouvé, dans son cerveau embrasé, qu’on pouvait encore tenter ça!
Il fallait arriver à temps et pouvoir avertir Hilaire, tout était là!
Chéri-Bibi se rua sur l’énorme porte qui fermait la pièce au haut de l’escalier.
Seigneur Dieu! la porte était ouverte. Il gagnait une minute. Tout doucement il l’entrouvrit. Une demi-obscurité propice lui permit de se glisser jusque sur le palier du petit escalier à rampe de fer.
Il fut là à plat ventre, épaississant à peine l’ombre, et regardant ce qui se passait, sous lui, dans la salle des gardes.
Il y avait, dans le moment, un assez fort remue-ménage qui ne pouvait être que favorable aux desseins de Chéri-Bibi.
Celui-ci, allongeant la tête au-dessus de l’escalier, cherchait Hilaire. Il l’aperçut au-dessous de lui, devant la porte du «parloir des parents».
Chéri-Bibi laissa tomber à ses pieds une cacahuète, dont le son fit que M. Hilaire redressa immédiatement la tête.
– Chut! fit au-dessus de lui Chéri-Bibi, le coup est manqué dans la Tour de l’Ouest. Mais venez me rejoindre dans la Tour de l’Est.