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Je suis resté un moment les sourcils froncés face à l'écran. Je m'étais promis de ne pas réfléchir. Je savais bien que ce n'était sûrement pas aussi simple chez les hommes, qu'il ne suffisait pas de dire à son banquier: «Ce n'est rien du tout, ce découvert, laissez-moi tirer d'autres chèques, j'ai gagné», pour qu'il réponde: «Ah, d'accord, j'avoue, je suis battu, allez-y», ni d'expliquer à une femme qu'étant donné qu'on est très beau et très drôle elle ne peut que nous tomber dans les bras. («Et ne t'avise pas de résister, car je te signale que j'ai gagné.») Mais la technique du chameau sauvage me paraissait bien moins terre à terre que cela, moins applicable, plus métaphysique. Je ne comprenais pas – j'avais une impression globale de compréhension. Il ne fallait surtout pas que je réfléchisse. Je devais me contenter de constater, et de continuer. Il ne fallait pas que j'essaie d'adapter bêtement ce principe aux petits soucis de la vie quotidienne. Il ne fallait pas non plus que je pense au chameau vaincu. Il ne fallait pas que je me demande si, avec l'accent si prononcé du commentateur, je n'avais pas tout interprété de travers. L'important, ce n'étaient pas les véritables mœurs du chameau sauvage, c'était ce que je croyais en savoir. (Le rôle d'Oscar avait-il été de me faire tomber par hasard sur ce reportage, ou de me brouiller l'esprit pour que je le comprenne mal? (Si j'avais appris que le chameau qui se couchait était celui qui se considérait comme vaincu, je pense que j'aurais simplement éteint la télé à la fin, en grommelant.))

J'ai vu un chameau sauvage qui déterminait lui-même s'il avait gagné le combat, c'est tout. Il ne faut pas que je cherche plus loin. Je regarde, j'enregistre, rien de plus.

Le chameau sauvage fait ce qu'il veut. Le chameau sauvage décide lui-même de tout. Il suffit que le chameau sauvage se croie invincible pour qu'il le devienne.

Personne ne peut rien contre le chameau sauvage.

L'autre, le chameau qui a perdu le duel, c'est celui qui ne savait pas qu'il était invincible.

Et de toute manière, le chameau vaincu, en s'éloignant des chamelles perdues à tout jamais, ne paraissait pas si accablé. Il avait sa démarche de chameau, quoi.

Je ne suis pas un chameau, mais je dois pouvoir tirer quelque chose de cela. C'est une drôle de pointure, ce chameau sauvage. Et si j'essayais? Personne ne peut rien contre Halvard Sanz, ça sonnerait pas mal. Halvard Sanz fait ce qu'il veut. À ce moment, j'ai tourné les yeux vers le réveil de voyage que j'avais emporté. Il était 16 h 35. Je ne sais pas exactement ce qui m'est arrivé (encore Oscar?): mes yeux sont restés rivés pendant une bonne minute sur la grande aiguille. Moins 25. Je voyais ma vie entre 16 h 00 et 17 h 00. Je fixais la grande aiguille, sur le 7, et je pensais: «J'en suis là.» C'était sans doute faux, je n'étais probablement pas encore dans la seconde moitié de mon existence, mais j'avais pourtant le sentiment, très net, de ne plus me trouver qu'à 25 minutes de la fin. Je ne parvenais pas à détacher mon regard de ce réveil. Ma vie entre 16 h 00 et 17 h 00. Il ne restait plus à l'aiguille qu'à remonter jusqu'en haut, et ce serait terminé. Je serais mort. Ce serait affreusement rapide. Il était déjà 36, d'ailleurs.

Sans réfléchir, sans essayer, presque sans m'en apercevoir, je suis devenu un chameau sauvage. Simplement parce que j'en avais vu un. Je pouvais faire ce que je voulais, car j'étais invincible. Si une folle revenait renverser de la soupe chez moi, si des pompiers cassaient ma fenêtre, je leur rirais au nez. Si quelqu'un mourait, je pleurerais et je continuerais à vivre.

Je pouvais faire ce que je voulais.

J'ai téléphoné à l'aéroport et j'ai réservé une place dans un vol pour Paris. Rien de libre avant le surlendemain. Pas de problème.

Le lendemain, j'ai pris une felouque et suis allé voir les nombreux chameaux à touristes, près du mausolée de l'Aga Khan. Pauvres bêtes domptées, soumises, lasses et humiliées – rien à voir avec le chameau sauvage. Une grosse Anglaise est montée sur le dos de l'un d'eux, pour que son mari la prenne en photo. Le chameau docile s'est levé péniblement. Je me suis approché, il a tourné la tête vers moi. C'est absurde, mais je n'étais sans doute pas dans mon état normal: quand il m'a regardé, j'ai deviné dans ses yeux que c'était un chameau sauvage, lui aussi, malgré les apparences. On ne pouvait pas tomber plus bas que lui, et pourtant, grâce à la télépathie de chameau, il m'a dit: «Ne t'inquiète pas. J'ai l'air pitoyable, je sais, je suis cloué ici, je fais tout ce qu'on me dit de faire, mais c'est quand même moi qui gagne. Je t'assure. Tu sais pourquoi? Parce que je suis invincible.»

Je n'ai jamais su s'il plaisantait ou non. Mais en l'observant plus attentivement, j'ai eu l'impression que non. On ne peut jamais être sûr, avec les bêtes, c'est plus difficile à percer à jour que les hommes, mais quoi qu'il en soit, en levant les yeux vers la grosse Anglaise, j'ai compris qu'elle n'avait rien gagné du tout, elle. Elle paraissait bien plus ridicule que le chameau, et moins sereine. Et ce n'est pas en ruant pour la jeter par terre qu'il consoliderait sa victoire. L'action, l'agressivité, ce n'est pas pour le chameau sauvage. Oh non. Il gagne parce qu'il sait qu'il gagne, je l'ai déjà dit.

J'ai adressé un petit clin d'œil au chameau. Il ne m'a pas répondu. Ce n'est pas grave, on se comprend.

Le soir, dans ma chambre, je pensais. Personne ne savait que j'étais à Assouan, seul dans un hôtel luxueux au bord du Nil. Je me sentais comme l'araignée dans l'appartement de New York. Je me voyais comme une énigme – mais pas triste. Car j'allais revenir. La boule de flipper n'avait pas l'intention de rester au fond de son trou, en fin de compte. À présent, elle voulait à tout prix repasser dans le couloir de lancement. Je repars.

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