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Après avoir passé la soirée dans l'état d'une poclain sur le bord d'une route, j'ai téléphoné une nouvelle fois vers minuit. Toute ma colère grotesque était à présent retombée. J'enviais sa patience, sa tolérance, sa manière simple et juste d'aborder la vie, je voulais l'imiter, et à la première occasion, je me comportais comme un adolescent irascible et jaloux. Je faisais pitié, tiens. Et si elle était allée deux ou trois jours chez sa mère, par exemple? Que penserait-elle de moi, à son retour, en écoutant ce message de dément? Que penserais-je d'une fille qui se conduirait ainsi? Je me dirais: «Tiens, elle n'est pas aussi bien que je croyais. Dommage.» Je venais peut-être de faire une bourde. Je risquais de la perdre. Non, ne dramatisons pas. Ne cédons pas aux grands émois lyriques. Il faut que je réagisse comme elle (de manière simple et juste). Premièrement, étudier la situation avec lucidité, et donc ne pas s'affoler: ce n'est pas parce qu'une femme ne vous appelle pas pendant deux jours qu'elle vous a abandonné à tout jamais. Deuxièmement, envisager le pire et voir ce que ça donne: imaginons qu'elle ne veuille plus de moi (mais avant, décidons d'arrêter ce langage de tragédie piteuse, sinon nous n'arriverons à rien dans notre quête de la sagesse). Imaginons qu'elle préfère que notre histoire s'achève. C'est le pire des cauchemars, mais faisons un effort. Imaginons par exemple qu'elle en avait assez de nous voir ou de coucher avec nous, ou bien qu'elle souhaite que ces deux semaines presque parfaites restent intactes, ou encore qu'elle ait trouvé (si vite?) quelqu'un d'autre vers qui tourner (elle le connaissait avant, peut-être?) son amour. (Grouillons-nous de terminer cette réflexion, car cela devient franchement insupportable.) Eh bien même dans ce cas terrible, nous nous ferons une raison en nous répétant sans arrêt que nous ne l'aimons pas que pour ses zones érogènes, et que le principal est que nous puissions continuer à la voir en amie. Nous pouvons toujours essayer de nous faire croire ça, ça ne mange pas de pain. Même si nous nous permettons de douter, pour le principe.

Dans le message, je me suis excusé de m'être comporté comme un roquet quelques heures plus tôt, je lui ai dit que je m'inquiétais un peu, c'est tout, que si elle le désirait nous pouvions très bien vivre chacun de notre côté pendant quelques jours, qu'elle n'avait qu'à me le dire, voilà, c'est ça, le tout c'était de me prévenir, même si elle voulait qu'on arrête là, j'espérais sincèrement que non, mais enfin on ne sait jamais, le tout c'était de me prévenir, parce que là je ne comprenais pas son silence, j'avais tendance à toujours envisager le pire, c'est vrai, j'étais idiot, mais on ne se refait pas, c'est parce que je l'aimais bien, mais si ça se trouve elle était simplement partie passer deux ou trois jours chez sa mère, qu'elle me tienne au courant, je l'embrassais, je ne bougeais pas ce soir, mais rien ne pressait, je l'embrassais.

Le lendemain, dimanche, j'ai téléphoné deux fois. En début d'après-midi et en pleine nuit. Elle exagérait, quand même.

Car désormais, en parlant tout seul sur la bande magnétique de son répondeur («Poîlux, s'il te plaît…»), j'avais le pressentiment plus que désagréable qu'elle était assise sur son lit, près de son téléphone jaune, et m'écoutait. Mon état d'esprit d'alors peut se décrire très facilement: je ne comprenais pas.

Le lendemain, j'ai téléphoné un peu avant midi. Je n'avais réussi à dormir qu'une heure ou deux, en début de matinée. Je n'avais pas mangé la veille, je n'avais pu avaler qu'une gorgée de café, je me sentais à vif. Je n’ai laissé que deux mots sur son répondeur: «Pollux? Merde.» (Ce n'est pas très fin, mais j'étais à court d'imagination.) L'après-midi, je suis allé consulter le Minitel à la poste pour essayer d'obtenir le numéro de ses parents. Je n’ai trouvé que trois Lesiak dans toute la région parisienne. Personne n'avait de fille nommée Pollux (un homme m'a raccroché au nez en croyant à une blague). Dans un kiosque, j'ai noté le téléphone de deux journaux spécialisés en arts plastiques, à tout hasard. L'un n'avait jamais entendu parler de Pollux Lesiak, l'autre si.

– Non, elle n'est pas là, monsieur. Elle ne passe que très rarement, vous savez. Elle nous envoie ses papiers, le plus souvent.

Le soir, en rentrant, j'ai tourné en rond autant que je pouvais, puis j'ai rappelé. Je suis encore tombé sur cette saleté d'annonce de répondeur, qui commençait à m'irriter les tympans. «Vous êtes bien chez Pollux Lesiak, je suis absente, mais vous pouvez toujours me laisser un message. Merci, au revoir.» Bip.

«C'est encore moi. Appelle-moi, Pollux, j'en ai marre. Une seule fois, ensuite je te laisse tranquille. S'il te plaît. Quoi qu'il se passe, ce n'est pas grave, appelle-moi. S'il te plaît. Merci.»

Dans les jours qui ont suivi, j'ai téléphoné encore plusieurs fois, sans grand espoir, juste pour entendre sa voix et l'empêcher ainsi de me laisser tomber. Finalement, un soir, je suis allé à pied jusqu'à la rue Vavin, très vaguement conscient que ce n'était peut-être pas la meilleure chose à faire.

Sa fenêtre était éclairée.

J'ai composé son code mais me suis ravisé aussitôt. C'était l'occasion idéale de savoir si elle se moquait réellement de moi. Je suis entré dans une cabine. Trois sonneries. Normalement, le répondeur décroche à deux. Je vais pouvoir lui parler. Ma main s'est mise à trembler. Qu'est-ce que je dis? Je hurle ou je fais comme si de rien n'était? Vite!

– Oui, allô?

Une voix de jeune homme.

J'ai raccroché comme si j'avais entendu la voix du diable – et même avec plus d'effroi et de dégoût, car je ne l'aurais sans doute pas reconnu, le diable. La cabine s'est effondrée sur ma tête en millions d'éclats de verre immatériels, tous les immeubles de ia rue se sont écroulés sans bruit, les passants se sont désintégrés instantanément et mon cœur est tombé dans ma chaussette gauche, entraînant mes poumons, mon estomac, mon foie et mes intestins. Je suis entré dans un café, j'ai bu quatre whiskies cul sec en une minute trente (le patron a refusé de me servir le cinquième), je suis ressorti sans lever les yeux vers sa fenêtre, je suis monté dans un taxi, en bas de chez moi j'ai acheté une bouteille de Cutty Sark à l'épicerie, je suis monté en vitesse et j'ai bu jusqu'à tomber.

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