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Au moment du café, j'ai prié de toutes mes forces pour qu'elle ne commande pas un déca. J'en étais venu à détester les gens qui prennent des décas. Ça datait de l'époque où j'avais commencé à inviter les filles au restaurant dans l'espoir de les niquer ensuite (c'est le deuxième palier dans la vie d'un homme, la séduction assise, après la séduction debout, celle qu'on pratique dans les boums et boîtes – ensuite, vers quarante ans, vient la séduction couchée (celle qui ne passe par aucune étape préliminaire, on croise des femmes et on les allonge), puis nous revenons aux douceurs de la séduction assise, vers la cinquantaine, avant de retrouver bien plus tard les émois simples de la séduction debout, dans les thés dansants et les bals de la salle des fêtes). J'ai vite compris qu'il existait une sorte de code entre les convives, à la fin du dîner. Si la femme prend un déca, c’est qu'elle refuse le rapport. C'est un signal clair, qui lui évite les remarques blessantes («Je ne tiens pas à coucher avec toi car ton physique me gêne») et les explications douteuses («Je t'offrirais volontiers mon corps, mais j'ai mes truques» (une demi-folle m'avait même annoncé, d'un ton grave et faussement navré, que si elle préférait rentrer chez elle, ce n'était pas que je ne lui plaisais pas, non, que je n'aille surtout pas croire ça, j'étais pas mal, mais malheureusement elle avait une petite infection – ah, zut, dommage)). Certaines prennent la peine d'accompagner la commande du déca d'un petit commentaire destiné au prétendant qui ne connaîtrait pas les codes en vigueur: «Si je prends un café, je ne vais pas dormir de la nuit.» Là, en général, le bouc le plus bouillant se refroidit un peu. (Une hystérique à part entière m'avait un jour déclaré, d'une voix suraiguë qui avait fait se retourner bien des têtes dans le restaurant: «Houlà! Si je prends un café, je vais avoir la danse de Saint-Guy toute la nuit!» Dans un premier temps, j'avais failli répondre: «Justement, c'est ce que j'allais te proposer», mais une vision cauchemardesque m'a fait changer d'avis: je l'ai imaginée sur mon lit, couchée sur le dos, agitant furieusement les bras et les jambes, secouée de violentes convulsions, se tortillant dans tous les sens à la manière de saint Guy pendant que je l'honorais consciencieusement en essayant de garder cette concentration et cette application qui ont fait ma légende.) Bref, le déca était devenu ma bête noire. Je savais bien que si Pollux prenait un vrai café, ça ne signifierait pas qu'elle avait l'intention de ne pas dormir de l'après-midi et que nous pourrions nous jeter l'un sur l'autre en toute liberté dès notre sortie du restaurant, mais c'était une question de principe.

Elle a demandé un café. Un vrai.

Il faut des penchants intégristes pour prendre un déca à midi, je le reconnais; mais enfin, même si ça ne prouve rien, c'est toujours bon à prendre. Un peu comme la lettre de la sœur dans la poche du mari: ce n'est pas parce qu'elle ne provient pas d'une maîtresse que le mari n'en a pas une, et ce n'est pas parce que ce café n'est pris qu'à midi que Pollux n'a pas l'intention de poursuivre notre relation sur le terrain de la sexualité primitive et sans tabou. Le message me semble même assez explicite, à bien y réfléchir.

Alors je me suis penché au-dessus de la table et je l'ai embrassée sur la bouche, sans rien de solennel, simplement comme un homme embrasserait sa femme dans un restaurant. Elle n'a pas eu l'air étonnée, pas plus en tout cas que la femme de l'homme.

Elle m'a simplement dit:

– Encore.

Et j'ai recommencé.

En sortant, nous sommes repartis lentement vers le sud. (Pour rien au monde, je ne lui aurais proposé de passer chez moi: je craignais trop qu'elle ne se méprenne sur mes intentions à son égard.) La neige avait cessé de tomber mais les trottoirs en étaient couverts. Elle devait tenir mon bras à deux mains et se coller contre moi pour ne pas glisser – je n'étais plus le même, j'inversais la vapeur de la puissante locomotive du destin avec une facilité insolente. Nous nous sommes appuyés contre un réverbère pour nous embrasser longuement, au mépris des clichés.

Nous sommes passés devant un cirque, près de l'avenue de Clichy. Elle venait de lire Un cirque passe, de Modiano, et m'a dit:

– Là, c'est le contraire, c'est nous qui passons.

J'ai eu la sensation que tout ce que ce cirque contenait de souplesse, de force, de plaisir, d'équilibre et de lumière irradiait vers Pollux et moi pour nous en imprégner au passage, comme le désir des enfants irradie vers le cirque qui passe et le charge de mystère et d'attrait tout au long de la route. Sentimental comme une adolescente à lunettes, j'imaginais les jongleurs, les trapézistes et les funambules s'interrompre en pleine répétition pour écouter, mélancoliques, le pas des amoureux qui s’éloignent sur la neige.

Nous avons continué à marcher en nous racontant toutes sortes de niaiseries enivrantes, et dès qu'il s'est mis à pleuvoir, vers Saint-Lazare, nous sommes entrés dans un café d'une laideur insoupçonnable. Quand le garçon maussade et laid s'est approché de nous de son pas de vieux grognard, je me prélassais dans un tel bain (chaud) de confort (moelleux) et d'euphorie (voluptueuse), je me sentais d'humeur si romanesque que j'ai eu envie de lui demander (comme dans les livres, lorsqu'on va boire un drink sous un grand parasol, dans le parc du château):

«Apportez-nous des rafraîchissements, s'il vous plaît.»

Mais je n'ai pas osé, et nous avons commandé une bouteille de vin.

Pollux ne se maquillait pas beaucoup. Elle était pâle. L'un de ses yeux était un peu moins grand que l'autre. Elle avait une seule tache de rousseur, presque invisible, sous la pommette droite. Encore une fois, malgré le froid, elle ne portait ni collant ni bas, et sous son manteau, un pull léger, à col très échancré – j'apercevais parfois la bretelle blanche de son soutien-gorge sur son épaule. Lorsqu'une mèche de cheveux tombait sur son front, elle l'écartait aussitôt, d'un geste machinal et flou. De temps en temps, elle regardait ses mains, l'air momentanément ailleurs, absorbée, comme pour y chercher quelque chose qu'elle ne voyait pas – elle observait d'abord la paume puis le dos de sa main, avant de revenir à moi. À sa manière de lever la tête vers le serveur acariâtre lorsqu'il a posé brutalement la bouteille sur la table, puis à sa manière de cligner des yeux lorsqu'elle a renversé un peu de vin en me servant, j'ai senti qu'elle pouvait avoir des réactions violentes et incontrôlées. Je continuais à distinguer, par moments, le voile sombre qui passait sur son visage, dans son regard, sur sa bouche. Et pourtant, je voyais aussi de l'envie et de la gaieté dans ses yeux. De l'appétit. Troublé par le vin, je pensais: «Elle doit être obligée de faire le deuil de quelqu'un ou de quelque chose qui n'est pas mort.» Je pensais aussi: «Elle est violente. Elle est faible.» Je l'imaginais perdue. Je pensais: «Elle est débordante de vie.» Et plus tard, en observant ses grands yeux tournés vers la rue, légèrement sur sa gauche, en regardant ses mains un peu nerveuses, son cou clair, j'ai eu l'intuition étrange, sans raison, en une fraction de seconde de lucidité intense – comme on ne peut en avoir que de façon extrêmement fugitive -, que le plaisir tenait un grand rôle dans sa vie. Le plaisir physique. Le sexe.

Un instant, j'ai eu peur. Je me suis dit: «Elle est peut-être insaisissable. Comme le mercure qui glisse sur le carrelage, se divise et file quand on essaie de le prendre entre ses doigts.» Mais elle s'est mise à me parler de son adolescence, à me raconter des moments instables, drôles ou pénibles, et je n'y ai plus pensé.

En début de soirée, nous étions attablés dans un autre café, plus bas, près de l'avenue Montaigne, en plein Dior-town – le parfum, le cuir, la soie, les perles, dénaturés par l'obsession de la propreté et du luxe apparent, de la laque et du miroir. Mais nous résistions sans problème à la pression malsaine de ce quartier artificiel. Je commençais à me sentir fébrile. Au téléphone, Poîlux avait bien précisé qu'il valait mieux ne pas trop nous approcher de la nuit. Or il faisait noir dehors. C'était l'hiver, d'accord, il n'était pas bien tard, mais quand même. Dans quelques minutes, l'un de nous deux allait devoir demander à l'autre, l'air de rien, si par hasard il n'avait pas un petit creux. Je préférais que ce soit elle. Il me semblait que ce serait plus convenable si l'idée venait de la femme, malgré l'étiquette. C'était elle qui avait fixé les limites (très abitrairement, il faut le reconnaître), c'était donc à elle de prendre la décision de les repousser, voire de les supprimer purement et simplement. Purement et simplement, voilà deux mots qui seraient du meilleur effet dans le cadre de notre histoire. Et surtout, je me connais, je suis si persuasif qu'elle serait incapable de me dire non – une femme sous influence, littéralement enchaînée à ma volonté. La prendre ainsi en traître? Jamais. Car bien sûr, ensuite, tout s'enchaînerait à la vitesse de la lumière, repas, vrai café, et plus rien ne nous arrête. Que vaudrait une idylle qui aurait commencé sur un coup bas? Non c'était indéniablement à elle de prendre l'initiative.

Cependant, je devais l'aider, lui laisser habilement deviner ce que j'attendais d'elle. J'essayais de me donner les traits de celui qui a faim, pour lui mettre la puce à l'oreille, mais c'est une composition très délicate car tout doit se jouer dans la nuance (je ne pouvais pas me frotter le ventre en me léchant les lèvres). Je jetais de fréquentes oeillades vers une femme seule qui mangeait un croque-monsieur à quelques tables de nous, je mordillais tout ce que je trouvais (allumettes, vieux ticket de métro, doigts), et je glissais des sous-entendus discrets dans la conversation dès que c'était possible, de manière quasi subliminale (par exemple, lorsqu'elle m'a raconté qu'elle avait passé tout le mois de septembre à la campagne, chez sa tante, au milieu des vaches et des cochons, j'ai dit: «J'adore le rôti de porc»). Mais l'invitation ne venait pas. Sans doute était-elle aussi timide que moi, ou trop fière pour revenir d'elle-même sur la décision qu'elle avait prise au téléphone – ah, comme elle devait regretter d'avoir voulu jouer les coriaces. Finalement, touché de la voir ramer ainsi, je me suis risqué à une allusion un peu plus directe, ingénieusement amenée:

– On a bien marché, hein?

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