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A
A

– …

– Mais oui, ne t'en fais pas, je vais lui dire.

– …

– Ah oui? Quel genre?

– …

– Oh, très bien. Tu es sûr?

– …

– Bon, parfait.

Et voilà mon malade mental qui m'explique que tout le monde a un ange, bien entendu, comment on ferait sinon, mais que la plupart des gens ne le savent pas, ne l'ont pas identifié, et quel dommage pour eux. J'en ai un, donc, moi. Et son ange à lui (Atol, paraît-il) voit parfaitement mon ange à moi. Si, si, là, juste au-dessus de ma tête. Je me ratatine. Instinctivement, je regarde vers le plafond, comme si je craignais de voir un petit bonhomme dodu avec des ailes. Je ne me sens pas bien du tout. La sensation de l'épée de Damoclès. Son ange l'avertit que je ne prends pas très bien cette nouvelle, et Julien m'explique qu'il ne faut pas avoir peur, bien au contraire, si tu savais, notre ange n'est là que pour nous aider, c'est notre meilleur ami, on peut tout lui demander, des choses très banales, comme de retrouver son chemin par hasard quand on est perdu dans une ville, ou bien plus importantes si on veut. Si on sait s'y prendre, si on a bâti une relation solide avec son ange, sur la base de la confiance mutuelle et de l'amitié sincère, il peut absolument tout faire pour nous. Au bout d'un moment nous nous connaissons si bien qu'il devient même inutile de demander, il devine. Mais avant toute chose, il faut l'identifier. Son ange ne peut pas le renseigner sur le mien, car curieusement, un ange ne sait pas lire dans l'esprit de ses collègues. C'est donc à moi de trouver le nom de mon nouveau compagnon.

– Ce n'est pas compliqué: tu fais le vide dans ton esprit, tu ne penses à rien et un nom va s'imposer à toi. Tu auras l'impression que c'est un nom au hasard, n'importe lequel, mais ne t'y trompe pas: c'est ton ange qui se présente.

Comme je veux m'éloigner au plus vite de ce dangereux schizophrène, je prononce le premier nom qui me passe par la tête, Oscar – une heure plus tôt, j'ai entendu une mère appeler son petit garçon de sa fenêtre («Oscar!»), je me suis retourné, je trouvais amusant qu'un enfant de six ou sept ans s'appelle Oscar.

– Oscar.

Julien m'adresse un petit sourire entendu, en hochant la tête, comme pour dire «C'est bien, gamin, c'est bien», et trois minutes plus tard je suis sur le palier. Quand il a refermé la porte, je l'imagine lever la tête et faire un clin d'oeil à son ange en murmurant:

«Je crois qu'on a fait du bon boulot, Atol.»

Je suis ravi de sortir indemne de son antre. Je change d'immeuble, et avant d'entrer dans le suivant, à tout hasard, je jette un coup d'œil par-dessus mon épaule gauche, à environ deux mètres cinquante du sol, comme je l'avais vu faire, et je dis à voix haute:

– Bon, Oscar, enchanté. Si je peux me permettre de te demander déjà quelque chose, je voudrais bien vendre un tableau à la prochaine personne chez qui je frappe.

– On va bien rigoler, tiens. (Vendre un tableau, ce n'était pas du gâteau: ils coûtaient quatre cent cinquante francs, ce qui, à l'époque, représentait tout de même une somme pour les nécessiteux dont nous faisions notre cible principale – quand on en vendait deux, la journée devait être considérée comme fructueuse.) Contrairement à mon habitude, je commence par le rez-de-chaussé (j'allais toujours frapper au dernier étage d'abord, car chaque échec pèse lourdement sur les épaules du démarcheur harassé: après, il vaut mieux descendre). Le premier appartement du rez-de-chaussée est occupé par une vieille femme qui m'ouvre en peignoir. Elle m'offre des petits-beurre, un verre d'orangeade, me raconte que son fils vient de divorcer parce que l'autre traînée le trompait depuis deux ans avec son frère (c'est-à-dire son autre fils, qui n'y est pour rien, le malheureux, car cette garce sait rendre les hommes fous), elle me demande si la vie d'artiste peintre n'est pas trop ingrate quand on débute, je lui explique que si, terrible, il ne faut pas écouter ce que raconte Charles Aznavour, la bohème et tout ça, elle est bien d'accord avec moi car c'est pas demain la veille qu'elle fera confiance à un Arménien, et m'achète deux toiles.

Oscar avait mis les bouchées doubles, sans doute pour que notre relation commence sur la base de la confiance et de l'amitié sincère. Depuis, entre nous deux, c'est l'accord parfait. Bob et Bobette. Je ne lui demande presque plus rien car, comme l'a dit Julien, il sait ce qu'il a à faire.

Pour Pollux, en tout cas, il a mis un certain temps à se réveiller, mais le résultat est spectaculaire.

Je parlais avec elle, elle parlait avec moi. Nous parlions ensemble, nous vivions ensemble, exactement au milieu de tout le reste. Je n'éprouvais pas cette fameuse impression populaire que nous étions seuls au monde, mais plutôt, au contraire, que le monde entier s'harmonisait autour de nous – comme deux atomes qui tournent très vite l'un autour de l'autre, et par rapport auxquels s'organise le système planétaire. J'avais la sensation d'un échange d'énergie, une interaction nucléaire qui diffusait des ondes vers tout ce qui nous entourait. En tournant la tête pour prendre la bouteille de whisky, j'ai aperçu un couple qui s'embrassait, trois femmes qui éclataient de rire, Laure qui avalait un petit-four, les yeux pétillants de plaisir, Marthe qui touchait l'avant-bras d'un beau jeune homme, quelques personnes qui commençaient à danser – et j'avais le sentiment que nous étions à l'origine de tout cela, sans qu'ils le sachent. J'étais déjà un peu soûl. Mais même sans tenir compte de l'alcool, j'étais certain d'une chose, en profondeur: j'étais bien. Avec Pollux Lesiak, j'étais bien, j'étais normal. Je me sentais comme une lumière. Comme si elle m'avait transmis sa lumière. J'étais simple, clair, entier, avec elle.

J'envisageais notre «couple» comme si elle partageait mes sentiments, alors qu'elle discutait peut-être avec moi simplement par politesse, ou bien parce qu'elle s'ennuyait toute seule. Mais étrangement, ça n'avait pas d'importance. Ou plutôt, la question ne se posait pas. Ce n'est sans doute que bien plus tard qu'on se demande si l'amour est réciproque. Dans ces premiers instants, c'est une évidence, une intuition infaillible, la conviction d'une évidence.

Elle m'a dit qu'elle avait un peu pensé à moi, elle aussi, qu'elle était venue ici avec un ami (mon Dieu, le grand sinistre – non, un ami, qui faisait partie de la maison d'édition, il est reparti très vite car sa femme avait la grippe), elle n'a revu le grand sinistre, après notre rencontre, que deux ou trois fois, pour reprendre ses affaires, bon débarras, elle habite désormais dans le sixième, elle a quitté son poste à Beaubourg et ne travaille ni dans une piscine ni dans l'import-export crapuleux, mais en free-lance pour différentes revues, elle écrit des papiers sur les musées, les expositions, les galeries, les peintres, elle a eu quelques aventures amoureuses depuis un an, rien de passionnant, elle vient d'acheter une voiture de troisième main, une Alfa Romeo orange avec un problème de «coussinets», elle s'ennuyait un peu dans cette soirée, c'est une bonne chose que je sois là. Le reste, je ne m'en souviens plus vraiment.

Elle était rigolote. Elle était belle et bizarre. Pas belle comme dans les magazines. Plutôt particulière, déstabilisante. (En l'observant, j'ai repensé à une phrase de Baudelaire, lue curieusement quelques jours plus tôt: «L'étrangeté est l'indispensable condiment de toute beauté.») On se marrait bien. On parlait comme deux pipelettes, on parlait comme si on était dans les bras l'un de l'autre, on buvait beaucoup, on se touchait les mains ou les genoux de temps en temps, on riait beaucoup – les coussinets de l'Alfa Romeo orange revenaient sans arrêt dans la discussion. J'étais ivre. Quand elle riait, elle étincelait, elle rayonnait. Sans rien faire, elle devenait infinie, allait au-delà de tout. Quand elle ne riait pas, je me retenais de toutes mes forces pour ne pas me pencher vers elle et l'embrasser, car il faut tenir compte des règles de l'art. Marthe est venue se présenter à Pollux, Laure est venue nous demander une cigarette, un gros bonhomme est venu nous demander timidement un peu de whisky. On était heureux de les voir.

J'entrevoyais parfois comme des brumes de mélancolie dans son regard, très loin au fond de ses yeux sombres, les mêmes qu'un an plus tôt – mais je me trompais peut-être. Non, pourtant. Je distinguais bien des traces, les marques d'une vieille blessure, peut-être, ou de son âme noire, plus visibles à certains moments, furtives, derrière ses yeux.

Plus je me sentais bien, plus je buvais. Notre bouteille se vidait. Je me souviens de lui avoir demandé si elle voulait venir danser – tout le monde dansait. Elle préférait rester là, elle n'avait pas dormi la nuit précédente, elle se sentait fatiguée, elle aimait bien parler avec moi. Je suis allé chercher une autre bouteille, j'aurais pu boire des tonneaux de whisky. Pollux Lesiak est là. Halvaru Sanz est revenu parmi nous. À la nôtre! Je lui ai demandé une nouvelle fois si elle avait envie de danser, je ne sais plus ce qu'elle m'a répondu. Mon dernier souvenir de cette soirée: elle approche sa chaise de la mienne elle m'embrasse sur la bouche.

C'est elle qui m'a embrassé, je n'aurais jamais ose même soûl. Elle a approché sa chaise, elle m'a touché le de la main du bout des doigts, elle m'a regardé dans les yeux, fixement, je ne peux pas oublier ces yeux immenses, sombres et denses, tout près de moi, elle m'a embrassé sur la bouche et je me suis réveillé le nez contre le plâtre.

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