Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Oui, durant cette année de fuite immobile, malgré ma renaissance et l'insouciance de surface, je pataugeais dans le néant. J'avais le sentiment de ne plus être. Pourtant, tout allait bien, je vivais mieux qu'avant – mais vivre et être, ce n'est sans doute pas la même chose -, je passais tous mes après-midi sur les hippodromes, j'adorais ça, mes soirées au Saxo Bar avec les copains et les copines du quartier, sacré Pedro, mon compte en banque n'avait pas toujours fière allure mais Clémentine Laborde continuait à faire preuve de mansuétude, je n'avais aucun souci, la Cravache ne se débrouillait pas mal. On avait même cité mon nom dans une publicité à la radio: «Cette semaine encore, les lecteurs deL'Autre Tiercé ont pu empocher plus de huit mille francs grâce aux pronostics de la Cravache, qui vous a donné le quinte de jeudi à Auteuil dans le désordre en sept chevaux! L'Autre Tiercé, c'est six francs seulement, chez votre marchand de journaux.»

Et malgré tout, j'allais mal (faut-il que je sois difficile). Depuis que je n'étais plus Halvard Sanz, je n'étais plus vraiment moi-même. Je n'avais plus de problèmes avec le monde qui m'entourait, comme à la sale époque, mais je sentais bien qu'il me manquait quelque chose. Un noyau. Je me trouvais fade, pâle, creux. Sans âme. Les questions les plus pertinentes me hantaient l'esprit: Qui suis-je? Qu'est-ce que je fous là?

Mais comment redevenir moi-même? Fuir Halvard Sanz n'avait pas été si difficile, quelques pirouettes techniques avaient facilité les choses, mais le retrouver semblait maintenant bien plus compliqué. Il ne suffisait pas de faire le chemin en sens inverse. Je n'allais tout de même pas retourner dans mon ancien appartement, redevenir traducteur, et inviter chez moi des gens susceptibles de démolir ma cuisine. Ça n'aurait rimé à rien. Mon âme errait ailleurs. Mais où?

Je pensais toujours à Pollux Lesiak – l'un des rares liens qui me restaient avec l'hiver. Je n'avais pas réussi à la laisser périr à petit feu dans la dépouille d'Halvard Sanz, au fond du placard. Elle s'était échappée pour revenir se glisser dans le cœur pourtant blindé de la Cravache. Chaque soir, en me couchant, je me disais: «Elle est en train de s'endormir quelque part, peut-être dans les bras d'un magicien de la vie.» Elle m'avait dit qu'elle était du signe des Poissons, et chaque matin, en écoutant l’horoscope à la radio, je souffrais comme un adolescent. «Pour vous les Poissons, ce sera une journée radieuse. Chance, travail, amour, tout vous sourit en ce moment. Vous rayonnez.» Comment était-ce possible? Alors que j'allais si mal? J'étais persuadé qu'elle ne se souvenait même plus de m'avoir rencontré. Mais je dois avouer que lorsque j'entendais: «Ce n'est pas la grande forme, amis Poissons. Que vous arrive-t-il? Vous n'avez plus goût à rien, vous vous découragez pour un oui ou pour un non, vous tournez en rond. Il faut vous ressaisir!» je me sentais presque soulagé. Et chaque matin, j'attendais l'horoscope avec impatience pour pouvoir imaginer sa journée et vivre un peu avec elle. Misère.

Les autres filles ne m'intéressaient plus. Comme j'avais arrêté de boire à haute dose, je ne me réveillais plus au côté d'une inconnue, et celles que je croisais dans les rues ou les cafés ne me faisaient de l'effet que le temps d'un éclair, par réflexe: une jambe, un sein ou un sourire attiraient mon regard, un frisson, mais l'envie de séduire la fille me passait vite. Avec un peu de chance, je parviendrais à la ramener chez moi, je la tripoterais un peu, et après? Je repenserais à Pollux Lesiak. Les traits de son visage s'étaient presque complètement effacés de ma mémoire, mais je savais que si je la revoyais, je la reconnaîtrais sans la moindre hésitation. Et toutes les autres filles clochaient un peu, par rapport à elle: l'une avait des petits yeux rapprochés ou de trop grosses fesses, l'autre me paraissait trop bête ou trop sérieuse, et ainsi de suite. Je ne cessais de me répéter qu'il était parfaitement ridicule de chercher une fiancée en prenant Pollux pour modèle (et même parfaitement ridicule de «chercher» une fiancée), je savais que ce genre d'attitude m'amènerait plutôt à ne plus jamais tomber amoureux, qu'il fallait que je tourne la page, que je renvoie Pollux dans l'Halvard mort, dans l'hiver, niais je n'y arrivais pas. Comme un homme au régime qui voudrai oublier qu'il aime le chocolat. Elle était là, elle s'agrippait à l'intérieur, je n'y pouvais rien. Il m'avait été plus facile de me débarrasser d’Halvard Sanz que de Pollux Lesiak.

En mars, j'ai pris le câble. En mai, j'ai cassé deux assiettes le même jour. En juin, je me suis acheté une paire de jumelles et j'ai essayé d'arrêter de fumer – j'ai tenu trente et une heures. En juillet, Caracas m'a fait une sorte de crise de foie. Fin juillet, je suis allé trois soirs de suite au cinéma. En août, je suis parti passer deux semaines chez mes grands-parents à la montagne. Début septembre, je suis allé voir un match de foot au Parc des Princes. Fin septembre, je me suis fait dévitaliser deux molaires. En octobre, j'ai donné le quinte dans l'ordre. En novembre, j'étais comme mort.

J'avais rencontré Pollux Lesiak un an plus tôt, j'avais décidé de changer après l'avoir perdue, et en un an, je m'étais transformé en un lamentable automate. C'était réussi, ma fuite. Un triomphe. Splendide. Je ne m'intéresse plus à personne et je n'intéresse plus personne. Un bilan remarquable.

La Cravache faisait peine à voir

Le soir de l'anniversaire de notre rencontre, je ressassais ces pensées sinistres, assis devant la télé avec une tablette de chocolat, lorsqu'une image hideuse m'est apparue. Je me voyais. Je m'élevais au-dessus de mon corps, comme tous ceux qui vont mourir, paraît-il, et je me voyais. Consternant. Je ressemblais à mon ancienne voisine, la folle du premier. Je vaporisais du Wizard Spécial Toilettes de tous les côtés, je changeais d'appartement, pschitt, je changeais de métier, pschitt, je me mettais à écouter du jazz et à me faire appeler Pedro, pschitt pschitt, alors que l'odeur de tristesse venait de l’intérieur. Le Charles Bronson de l'apparence et de l’accessoire, c'était moi. Et je chérissais Pollux Lesiak, posée comme un basset sur une petite table au fond de moi, le crâne fracassé, deux gros trous à la place des yeux.

61
{"b":"88855","o":1}