Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– Je nous prépare une soupe.

Nous? Qui, nous? Moi? Même si je marche cent jours sans trouver un scorpion à suçoter, je ne touche pas à cette mixture de mort. Comment peut-on arriver à cet âge et s'adonner encore à des choses pareilles? Je ne sais pas, je ne sais pas, j'essaie de me mettre à sa place, j'entre dans une cuisine inconnue et j'ai terriblement faim, disons que je suis sympathique mais un peu rustre et que j'oublie les bases de la courtoisie envers mon hôte, ou que la vie a été si cruelle avec moi jusqu'à présent que je n'ai plus envie de faire le moindre effort pour ménager mon prochain, même si je lui suis reconnaissant de m'avoir ouvert sa porte, même si je l'aime bien, mon hôte, même si je ne lui veux pas de mal, surtout pas, je sens bien qu'il m'a trouvé touchant quand je suis arrivé chez lui dissimulé sous ma peau d'âne, alors bien évidemment je n'ai pas la moindre intention de transformer sa vie en cauchemar ni par exemple de l'enfoncer s'il traverse une période un peu délicate – eh bien, non, je ne jette pas dans une marmite tout ce que je trouve dans sa cuisine. Je mange les pommes de terre crues à pleines dents, peut-être, je bois la sauce tomate à la bouteille et je trempe même mon pain dans la crème fraîche sans me soucier d'en répandre partout si je suis vraiment affamé et rustaud, mais je ne me dis probablement pas que je vais me régaler si je mélange tout et que je fais chauffer. Pourtant… Évidence, évidence, crache ton secret.

Ce que je vais faire, moi, c'est aller jeter un coup d'œil à mes bécasses. On ne sait pas ce qui a pu se passer pendant mon absence. Qui sait si le gars au fusil n'en a pas tué quelques autres? Je vais m'installer dans mon fauteuil, bien tranquille, et je vais regarder ça. Toujours une ou deux choses intéressantes à apprendre. De toute façon, au point où on en est, je peux bien laisser le monstre finir seul. Qu'est-ce qu'on risque, hein? Dis?

Le chasseur tirait toujours dans les marais. Assise, Caracas me dévisageait en se demandant si j'avais perdu la raison, pour baisser ainsi les bras devant le monstre et ses activités délirantes (chez nous). La petite horloge que m'avait offerte ma mère marquait cinq heures moins vingt. Cinquante minutes. Je me suis dit que ce n'est rien dans une vie, si on prend un peu de recul. Je me le suis redit et ensuite je me suis dit que j'étais bien égoïste et tatillon de monter comme ça sur mes grands chevaux pour un peu de désordre dans la cuisine. Ça, dès qu'on vient déranger notre petit confort… Pour conclure, je me suis dit trois fois de suite que je ne risquais rien.

– Je t'en sers un bol? a dit le monstre en passant sa grosse tête rouge de cuistot par l'entrebâillement de la porte de la cuisine.

– Non merci, j'ai déjà beaucoup mangé, ce soir.

– Sûr? Tu as tort, tu sais. Ça peut pas être mauvais, il n'y a que des bonnes choses.

– Oui, mais… Non. C'est gentil d'avoir tout préparé, mais je n'ai vraiment plus faim, je ne pourrais pas en avaler une goutte.

J'avais hésité entre goutte et morceau, mais comme il avait appelé sa mixture «soupe», j'ai préféré jouer la sécurité. J'ai également hésité à ajouter «Ce serait de la gourmandise». Mieux valait ne pas tenter le diable: s'il percevait dans ma voix le moindre soupçon d'ironie, malgré mon talent d'acteur hors du commun, tout pouvait arriver (on ne sait jamais comment ça peut réagir, ces bombes vivantes). Prudence, Harvard, c'est ta règle d'or.

PRUDENCE RIME AVEC ÇA-SERT-À-RIEN

Il est revenu quelques secondes plus tard avec un grand bol de sa répugnante bouillasse, la bouche nerveuse et l'œil brillant. («Voilà le meilleur moment de la journée.»)

– C'est bête, il en reste.

Oui, il devait en rester à peu près cent trente litres dans la marmite, mais tant pis pour le gaspillage – de toute façon, je ne savais pas quoi en faire, de tous ces produits. Je l'ai de nouveau remercié pour le mal qu'il s'était donné et ensuite, erreur d'inattention de ma part, je me suis levé pour aller chercher un journal à glisser en vitesse sous le bol avant qu'il ne le pose sur la table (je ne suis vraiment pas chochotte avec mes meubles, mais le bol était rempli à ras bord et je pressentais que mon monstre à la face de braise était du genre à renverser deux ou trois gouttes en mangeant – le flair, c'est inné): le temps que je me retourne, il prenait ma place sur le fauteuil, s'emparait de la télécommande pour remettre les clips et monter le son, et posait son bol sur la table. Je m'en fous, je l'ai eue aux puces pour trois balles, et les taches c'est pas ça qui me dérange, ça fait plus vivant, et puis je voulais la changer, cette table. Et la bécasse ça commençait à me pomper l'air et j'aime bien cette chanson car elle est super sympa et très bien. Cinq heures moins dix. Je t'en supplie, continue à être gentil avec moi, comme autrefois, ne deviens pas hystérique d'une seconde à l'autre, dis-moi encore merci et s'il te plaît comme tout à l'heure, au bon vieux temps. Il s'est passé la langue sur les lèvres, s'est frotté les mains (je n'existais plus), il a pris son bol, puis tout est allé très vite.

C'est bien beau la prudence, Mais ça sert à rien.

Halvard Sanz.

39
{"b":"88855","o":1}