– Tu as du vermouth?
– Hein?
– Du vermouth.
– Euh… Non, je n'ai pas de vermouth, non. Tu ne veux pas autre chose?
– Non merci. C'est pas grave.
Du vermouth? Cette fille devenait inquiétante. Du vermouth. Et curieusement, alors que douze secondes plus tôt elle parlait comme un bébé phoque qui a mangé du miel, il m'a semblé, quand elle a dit «C'est pas grave», que si elle avait ajouté «ducon» ça n'aurait pas changé grand-chose à l'impression d'ensemble. Une intonation dure: la fille déçue, presque méprisante. Si elle m'avait demandé de l'eau, bon, j'aurais compris qu'elle soit fâchée que je n'en aie pas quelques gouttes à la maison. Mais du vermouth.
Non, ce qui me tracassait surtout, c'était ce visage qui, à deux reprises, m'était apparu durant une fraction de seconde sous la peau de l'âne. La télécommande, le vermouth… Comme un écueil à fleur d'eau que l'on aperçoit entre deux vagues. Peau-d'Âne me semblait instable. Bon, Halvard, tu dramatises tout, tu vois le danger partout. Tu vas attirer la poisse.
Je suis allé écouter mon répondeur («Bonjour, vous êtes bien chez Halvard Sanz. Je ne suis pas là pour le moment mais vous pouvez me laisser un message après le signal sonore» – ne plus rien négliger). Trois messages: l'un de Pascale, qui m'annonçait qu'elle venait de trouver un appartement à Joinville-le-Pont pour y installer son idylle avec Marc Parquet (il y avait même une petite chambre pour le futur fruit de cet amour, formidable); l'un de Cécile, qui me demandait si je n'avais pas trouvé ses ovules Pharmatex quelque part; et le troisième de Catherine, qui me racontait des âneries avec un accent bizarre (elle sait ce qui me remonte quand je ne suis pas au mieux). Pendant que j'écoutais, Peau-d'Ane avait vigoureusement remonté le son de la télé. Je crois que c'était pour m'indiquer que mes amis étaient très gentils mais qu'ils l'empêchaient d'écouter sa musique, avec leurs conneries, mais sur le moment, pour ne pas m'affoler, j'ai préféré penser que c'était simplement par discrétion: elle ne voulait pas risquer de surprendre malgré elle des paroles trop intimes. Bon, cela dit, elle a tout de même entendu le message de Catherine.
– Ah ah, qu'est-ce qu'elle raconte, celle-là? Elle est pas un peu con?
– Non, c'est…
J'ai jugé raisonnable de ne pas répondre, finalement. J'apercevais sous la peau grise et râpée du petit âne blessé le bout du groin de la brute immonde, et ne voulais surtout pas en découvrir plus. Remets ta capuche, sale bête. Fais un effort. Je ne te demande pas grand-chose. Je ne veux pas que tu me sautes dessus, c'est tout. Pendant une heure et demie, laisse-moi croire que tu es une pauvre créature innocente, battue, rejetée de tous, même si, en réalité, tu es une femme puissante et ulcérée.
– Excuse-moi de te demander ça, tu vas penser que je suis gonflée, mais… Tu n'aurais pas quelque chose à manger? Un tout petit truc, juste pour me caler. J'ai rien avalé depuis deux jours.
J'aimais bien l'idée qu'elle n'ait rien avalé depuis deux jours. Pas par cruauté, bien entendu (les plus psychologues auront peut-être déjà remarqué que je ne suis pas très cruel), mais parce que je l'avais engagée pour ça.
– Bien sûr. Pourquoi tu ne le disais pas? Va voir dans la cuisine, regarde dans les placards ou dans le frigo, prends ce que tu veux.
– C'est vrai, je peux? T'es vraiment sympa. Ça me gêne, de te demander tout ça. T'es super sympa. Si tout le monde était comme toi, je crois que les choses iraient un peu mieux sur terre.
N'exagère pas, petite, n'exagère pas. Je ne fais que mon devoir. Mais si tout le monde était comme moi, oui, la terre serait un paradis, tu n'as sans doute pas tort. Car je suis sympa, c'est exact. Il me semble que tu as trouvé les mots justes. Je suis super sympa. Avec moi, tout paraît simple. Je suis fait pour aimer, je suis fait pour communiquer, je suis fait pour vivre avec les autres. Je suis un sacré bonhomme, tu sais. Mais ne me remercie pas, cependant. Car pour tout dire, tu ne trouveras pas grand-chose, dans la cuisine: une vieille pomme de terre et deux ou trois gâteaux secs, voire un petit-suisse si tu as de la chance. Oh je sais ce que tu vas me dire, tu vas me dire que ce n'est pas grave, que c'est l'intention qui compte, et que cette chaleur humaine dont je fais preuve avec tant de naturel te réconforte autant qu'une bonne soupe. Tu as peut-être raison. C'est vrai, je t'ai donné les clés de ma cuisine sans te connaître.
Elle s'est retournée à la porte pour m'adresser un grand sourire (un de ces sourires dont on dit généralement qu'ils suffisent, comme remerciement), elle est entrée dans la cuisine, et je ne l'ai plus jamais revue. C'est en tout cas la dernière fois que j'ai vu la jeune fille tremblante que j'avais rencontrée près du métro. Celle qu'on appelait Peau-d'Âne. Ce que j'ai vu ensuite, quelques minutes plus tard, je ne sais pas vraiment comment ça s'appelle.