AVENTURE DE POLLUX LESIAK
Je m'appelle Pollux. Oui, je sais… Pollux Lesiak. Je suis parisienne, je suis née à Boulogne-Billancourt. Je vais avoir vingt-six ans en mars. Je suis Poissons. Ce soir j’étais triste. Je suis triste depuis un an et demi, mais ce soir un peu plus. Avant, j'étais plutôt joyeuse. J'étais légère en tout cas. Et puis j'ai rencontré quelqu'un, et à partir de là je n'ai plus été légère. Je travaille à Beaubourg, j'ai suivi des études pour ça, je voulais faire quelque chose au musée, je ne sais pas trop quoi, mais ça ne m'intéresse plus. Ça m'ennuie. Tout m'ennuie maintenant, je me sens lourde et j'ai mal à la tête. Donc j'ai rencontré ce type et je suis tombée amoureuse de lui. Je ne sais pas ce que je fais avec lui, il est lugubre, il est dur avec moi, il est coincé, je m'ennuie, je ne sais pas pourquoi je ne le quitte pas, je suppose que je suis amoureuse de lui mais ça me paraît bizarre. Il m'impressionne, peut-être, je suis vraiment bête. Ou c'est parce qu'il est dur et froid avec moi. Ou parce que d'un certain côté ça se passe plutôt bien. Mais ça, ça arrive avec d'autres. Bon, je ne sais pas. Alors je l'ai quand même quitté, ce soir, parce que c'est pas possible de rester avec quelqu'un qu'on n'aime pas, de se laisser enfoncer dans une existence aussi laborieuse, c'est comme de la vase noire, je ne peux pas être amoureuse de quelqu'un qui me plonge dans la vase noire, je ne peux plus rien faire, je ne peux même plus me débattre, ça colle, c'est noir, c'est dégueulasse. Alors ce soir je l'ai regardé pour la première fois avec un peu de recul: il est lugubre. Je crois que je suis amoureuse de lui quand même. Mais je ne l'aime pas. Oui, bon, ça ne veut rien dire. Enfin, je suis partie, je lui ai dit et je suis partie dans la rue. Je me sentais plus légère, comme avant, je me sentais plus claire, comme si je revenais dans l'air et la lumière, je pouvais marcher. Mais j'étais triste, aussi. Je suis peut-être bête. Non: quand même, c'est dur, de quitter quelqu'un avec qui ça s'est si mal passé pendant si longtemps. L'impression d'avoir raté, de n'avoir pas eu ce qu'il fallait. Mais peut-être qu'il ne fallait rien, qu'il n'y avait rien. Je me sentais légère mais je pleurais, dans les rues, je pleurais comme une fontaine, je ne pouvais plus m'arrêter, j'ai marché je ne sais combien de temps et je pleurais. Ça m'épuisait. Je ne pouvais plus que marcher dans le vide et pleurer. C'est un peu bête à dire, hein, ces trucs-là. Tu sais, cette histoire de… les yeux pour pleurer, quoi. Et la fatigue. Plus de forces pour rien. Alors je me suis arrêtée, parce que je ne pouvais rien faire d'autre. Je me suis assise par terre et j'ai continué à pleurer, sans bouger, c'était juste pour me vider de mes larmes, de tout ce qu'il restait. Je ne bougeais plus et ça continuait à couler. Je me sentais bien et mal en même temps, je ne sais pas. Alors bon, je fais du bruit, quand je pleure. Je renifle et je pousse des petits cris, je crois. Quand je dors, je ronfle. C'est l'autre abruti qui me l'a dit, ça le gênait. Donc j'étais assise là, je pleurais, et au bout d'un moment j'ai entendu une voix au-dessus de moi, mais je n'ai pas compris ce qu'elle disait. Et puis un peu plus tard, ça a gueulé encore, à la fenêtre, et là j'ai compris que le bonhomme voulait que je parte. Je ne faisais pas beaucoup de bruit, pourtant. Tu vois, pas des hurlements de douleur ou des choses comme ça, juste des petits reniflements de pleurs, comme tout le monde. Alors j'ai rien dit, parce que ça me paraissait idiot. Il est revenu et il a dit: «Tu peux pas aller chialer ailleurs, espèce de connasse?» J'ai regardé au-dessus de moi, il y avait une grosse tête rouge à la fenêtre, une tête ulcérée. Je suis sûre que ça ne le dérangeait pas, il m'entendait à peine, mais il ne voulait pas que je pleure sous sa fenêtre, c'est tout. C'était sa fenêtre. Il ne supportait pas de voir ça. Il était tout rouge. J'ai dit «Va te faire foutre!» et une minute plus tard il m'a balancé une bassine d'eau sur la tête. Je suis sûre que, s'il avait eu un fusil, il m'aurait tiré dessus. Parce que je pleurais. J'ai eu l'impression d'être toute seule au fond d'une fosse, avec le monde furieux et tout rouge au-dessus de moi qui me lançait de l'eau froide. Il a refermé sa fenêtre à toute vitesse, comme s'il avait la trouille que je sois Wonder Woman et que je bondisse jusqu'au deuxième étage pour lui mettre mon superpoing dans le nez. C'était comme s'il disait «T'as pris une douche, t'as plus qu'à foutre le camp, on est enfin débarrassés de toi». Je sentais le monde entier qui applaudissait. J'étais partie de chez l'autre, j'étais légère et triste, et le monde entier me jetait de l'eau froide sur la tête et refermait sa fenêtre, et je restais toute seule au fond d'une fosse avec toute cette haine au-dessus, et moi maintenant pleine de colère, je me sentais très dense maintenant, prête à résister à tout ce qui venait d'en haut, j'étais vide trois secondes plus tôt et brusquement j'étais pleine de rage. Il y avait ce tabouret cassé, à côté, déposé sur le trottoir, comme une arme. Je me suis levée, j'ai pris le tabouret cassé, et je l'ai lancé de toutes mes forces dans la fenêtre. Un beau bruit de verre qui éclate, la fenêtre en mille morceaux, ouverte, détruite. Et le tabouret est retombé sur le trottoir avec un beau bruit de violence, ça m'a fait plaisir. Je l'ai repris et je me suis dit que si le bonhomme rouge sortait la tête, je lui lançais mon tabouret pour que ça le cogne. Mais non, il restait dedans, il avait la trouille, il devait être tout recroquevillé à regarder les éclats de verre sur son tapis, et j'ai pensé que sans doute il appelait les flics. Pour qu'ils me mettent dans une vraie fosse, plus sûre. Quand tu es arrivé, quand tu m'es rentré dedans au coin de la rue – assez fort – je ne savais pas si tu venais de tout ce monde au-dessus, ou si… Bon, je me sentais toute seule, je ne savais pas.