Un sifflement assourdi lui parvint, l’arracha à sa songerie. Alors il retourna à l’auto.
Sous la direction de Zidore, les hommes, déjà, déchargeaient les planches, sur le toit.
«Grouille-toi donc! dit Zidore en apercevant Sylvain. Il est temps.»
Sylvain monta sur la voiture, aida les autres. On descendait les planches, on les étalait sur le sol, en une double piste, à travers un champ fraîchement labouré, que l’auto devait traverser. Puis, ce chemin ainsi préparé, on y poussa l’auto à la main, moteur arrêté. Zidore était au volant. Deux hommes poussaient aux roues avant, deux aux roues arrière, les autres sur les côtés. On n’entendait dans la nuit que les craquements des planches, et les halètements brefs des hommes. Quand on eut ainsi parcouru toute la longueur des planches, on les ramassa et on revint les disposer devant la voiture. Et on recommença à pousser.
Deux ou trois fois, la voiture quitta sa voie, s’enlisa profondément dans l’argile. Et il fallait alors employer des barres de bois, pour la soulever et l’arracher à l’étreinte collante de la glaise.
On atteignit enfin le petit cours d’eau qui formait la frontière entre la France et la Belgique. Et là, on s’arrêta. De l’autre côté, Sylvain devina la silhouette du douanier.
«Allez, commanda Zidore, prenez les madriers, couchez-les en travers.»
On empoigna les grosses poutres, on les jeta sur le ruisseau. Là-dessus, transversalement, on disposa les planches. On se hâtait si fort que, malgré la fraîcheur de la nuit, tout le monde suait. Immobile, drapé dans sa longue capote, le douanier regardait sans rien dire.
«Ce salaud-là, grogna l’un des fraudeurs, il les gagne plus facilement que nous, ses mille balles!»
On rit.
Le pont achevé, on revint à la camionnette. Toujours à la main, on la poussa sur les planches. On la fit rouler avec lenteur. La charge fit gémir les poutres. Sylvain les sentait fléchir sous lui. Mais une fois le milieu passé, il n’y avait plus de danger de rupture. Lentement, les poutres allégées se redressèrent. Et la camionnette atteignit la rive française.
Là, on était sur un sol ferme, une sorte de prairie à l’herbe courte, au terrain dur, où l’auto roulerait aisément.
Sylvain, qui regardait autour de lui, vit qu’un peu plus loin, il y avait une route qu’on pourrait atteindre sans obstacle. Le plus dur était fait.
À droite, à cent mètres de là, une masse noire attira aussi son attention.
«Qu’est-ce qu’il y a là-bas? demanda-t-il.
– Rien, dit alors le douanier, qui parla pour la première fois. Un abri pour les vaches, quand il pleut.»
Zidore rassemblait de nouveau ses hommes.
«Vous deux, dit-il, vous allez ramasser les planches et en faire un tas, «sur» Belgique. On viendra les reprendre demain. Quand vous aurez fini, vous pourrez retourner. Sylvain, tu les aideras un petit moment, avec Louis. On t’attendra là-bas, sur le bon chemin, pour être prêts à filer. Les autres, vous pousserez l’auto par-derrière. On va la mener sur la route.»
Il entra dans la camionnette pour prendre la manivelle de mise en marche. Sylvain avait déjà empoigné une planche pour la passer à l’un des deux fraudeurs qui attendaient, de l’autre côté du ruisseau. Et c’est alors qu’il entendit autour de lui une grande clameur. Il se retourna. Une dizaine d’hommes entouraient l’auto. Une bagarre furieuse commençait.
Sylvain comprit tout de suite. Un douanier, sautait sur lui, – celui-là justement qui avait laissé passer l’auto, et qui espérait peut-être donner le change à ses camarades sur son rôle dans cette affaire. Sylvain, par-dessous, lui lança dans la mâchoire un uppercut qui le souleva littéralement de terre, et le projeta en arrière assommé. Débarrassé, Sylvain se rua dans la mêlée.
Il y eut autour de lui un tourbillonnement confus de bras et de poings levés. Il reçut sur la tête des coups qu’il rendit à d’autres, au hasard. Près de lui, il vit Zidore abattre la manivelle sur le crâne d’un assaillant, et courir à l’auto. Il ne l’aperçut plus. Mais l’instant d’après, le moteur ronfla.
La lutte devint alors sauvage. Deux éclairs brefs, des détonations. Un homme roula par terre, juste devant Sylvain, sans qu’il vît si c’était un ami ou un ennemi. Instinctivement, tous les fraudeurs se ralliaient autour de la camionnette, le seul espoir de fuite. Zidore avait dû réussir à prendre le volant, car il y eut un grincement brutal de pignons violemment engrenés. Sylvain avait un homme sur le dos. Un autre se pendait à son bras gauche. Assommé par des coups d’un poing plus lourd qu’un marteau, il tenait bon tout de même, cramponné à sa proie. Et un troisième arrivait à la rescousse. Impossible de rejoindre la camionnette.
Malgré tout, Sylvain le tenta. Il ramassa ses forces, il entraîna les trois hommes qui se pendaient à lui. Il leur assena des coups de poing terribles. Le moteur ronflait plus fort. La voiture s’ébranlait. Dix bras se tendaient vainement pour la retenir. Elle allait démarrer.
Sylvain eut un épouvantable sursaut de rage. Il saisit l’oreille de celui qui lui maintenait le bras gauche, lui releva irrésistiblement la tête, et, les os des phalanges en avant, dans une détente où il mit toute sa force, il lui broya la face d’un coup de poing. L’homme croula. Un crochet au foie fit pousser au second un étrange hoquet, et le plia en deux, comme cassé par le milieu. Et Sylvain allait s’élancer derrière la voiture, quand le douanier qui était sur son dos lui saisit le cou par-derrière et lui coupa le souffle.
Sylvain s’arrêta, essaya d’aspirer l’air qui lui manquait. Et la camionnette démarra, s’éloigna.
Un éclair en jaillit encore. Un corps qui s’y cramponnait en dégringola grotesquement.
Ici, sur la frontière, il n’y avait plus que Sylvain, avec deux camarades qui continuaient à se battre. Immédiatement, Sylvain fut entouré de quatre douaniers. Derrière lui, celui qui le tenait relâcha son étreinte.
«Rends-toi», dit un des hommes, s’avançant vers Sylvain les menottes à la main.
Docile, Sylvain tendit les poignets à la chaînette.
Mais quelqu’un écarta le douanier.
«C’est moi qui l’arrêterai!»
Et Lourges se dressa devant Sylvain.
Sylvain, dans la mêlée, ne l’avait pas encore vu. Son sang reflua vers son cœur, en un flot brutal. Une rage nouvelle jaillit en lui, soudaine. Il recula, il refusa d’offrir ses mains au cabriolet de Lourges.
«Pas toi!» cria-t-il.
Lourges s’avança, voulut lui passer de force l’anneau de fer. Et d’une détente du bras droit, Sylvain lui fracassa la mâchoire.
Lourges hurla. Il recula. Il eut un geste rapide. Et Sylvain lui vit au poing la flamme d’un revolver.