Il tape du pied, assène un coup de poing sur la table, tandis que Charlotte, qui n’a pas assez pleuré pour le trop plein de son cœur, ramasse en versant des larmes les plumes, l’essuie-plume, le porte-plume, tout son attirail de secrétaire dispersé sur le tapis du salon.
L’arrivée du docteur Hirsch met fin à cette scène regrettable, mais si fréquente que tous les atomes de la maison y sont habitués et que, sitôt la tourmente passée, la colère tombée, ils reprennent vite leur place et rendent aux objets leur apparence d’harmonie et de tranquillité habituelles. Le docteur n’est pas seul. Il est accompagné de Labassindre, et tous deux font une entrée mystérieuse, grave, extraordinaire. Le chanteur surtout, accoutumé aux effets de scène, a une façon de fermer hermétiquement les lèvres en relevant la tête, qui signifie visiblement: «Je sais quelque chose de la plus grande importance, mais rien ne pourra me décider à vous l’apprendre.»
D’Argenton, encore tout tremblant de fureur, ne comprend pas ce que veulent dire ces poignées de mains vibrantes, significatives, que ses amis lui prodiguent à la muette. Un mot de Charlotte le met au fait:
– Eh bien! monsieur Hirsch? dit-elle en s’élançant vers le docteur fantaisiste.
– Toujours la même réponse, madame. On n’a pas de nouvelles.
Mais pendant qu’il dit «pas de nouvelles» à Charlotte, il fait au contraire, avec ses yeux démesurément ouverts sous ses lunettes bombées, comprendre à d’Argenton que c’est un affreux mensonge, qu’il y a des nouvelles, des nouvelles terribles.
– Et que pensent ces messieurs à la Compagnie?… Qu’est-ce qu’ils disent?… demanda la mère avec le désir et la peur de savoir, essayant de déchiffrer la vérité sur ces figures à grimaces.
– Mon Dieu! madame… beûh! beûh!
Tandis que Labassindre s’entortille dans une suite de phrases, longues, molles, vaguement rassurantes, mais au fond dubitatives, Hirsch, à force de remuer la bouche d’après la méthode Decostère a fini par donner au poète la configuration de ces quelques mots: «Cydnus perdu corps et biens… Collision en pleine mer… Parages du cap Vert… Épouvantable!»
La grosse moustache de d’Argenton a tressailli, mais c’est tout. En regardant cette face blême, étalée et correcte, dont pas un pli n’a bougé, il serait bien difficile de définir ses impressions, de savoir si le triomphe y domine ou le remords tardif devant ce dénoûment lugubre. Peut-être ces deux sentiments se contrarient-ils sur le visage impassible qui n’en laisse voir franchement aucun.
Le poète éprouve seulement le besoin d’aller évaporer au dehors l’agitation que lui cause cette grande nouvelle.
– J’ai beaucoup travaillé, dit-il très sérieusement à ses amis… Je veux prendre l’air… Allons faire un tour.
– Tu as raison, dit Charlotte… Sors un peu, cela te fera du bien.
Charlotte qui, d’habitude, retient son «artiste» sans cesse à la maison, parce qu’elle croit toutes les dames du faubourg Saint-Germain informées de son retour et prêtes à s’inscrire à la file pour «boire tout le sang de son cœur,» ce soir-là exceptionnellement, est ravie de le voir partir, de rester seule avec sa pensée. Elle pourra donc pleurer en paix sans que personne essaye de la consoler, se livrer tout entière à ces terreurs, à ces pressentiments qu’elle n’ose pas avouer de peur d’être brutalement rassurée. Voilà pourquoi la servante même la gêne, pourquoi au lieu de bavarder longuement avec elle comme à chaque fois que monsieur sort, elle la renvoie dans sa mansarde.
– Madame veut rester seule?… Madame n’a pas peur?… C’est si triste ce vent qui souffle sur ce balcon.
– Non, laissez-moi…, je n’ai pas peur.
Enfin la voilà seule, elle peut se taire, réfléchir à son aise, sans que la voix du tyran lui dise: «À quoi penses-tu?…» Elle pense à son Jack, parbleu! Et à quoi penserait-elle? Depuis qu’elle a lu dans le journal cette ligne sinistre: On est sans nouvelles du Cydnus, l’image de son enfant la poursuit, l’affole, ne la quitte plus. Le jour encore, l’égoïsme accapareur du poète lui ôte jusqu’à son tourment; mais, la nuit, elle ne dort pas. Elle écoute le vent qui souffle et lui cause une terreur singulière. À cet angle du quai où ils habitent, il arrive toujours de quelque point différent, irrité ou plaintif, secouant les vieilles boiseries, effleurant les vitres sonores, rabattant une persienne détachée. Mais qu’il chuchote ou qu’il crie, il lui parle. Il lui dit ce qu’il dit aux mères et aux femmes de marins, des paroles qui la font pâlir.
C’est qu’il vient de loin, ce vent de tempête, et il vient vite, et il en a vu, des aventures! Sur ces grandes ailes d’oiseau fou qu’il heurte partout où il passe, toutes les rumeurs, tous les cris s’enlèvent et se transportent avec une égale rapidité. Tour à tour farceur ou terrible, dans la même minute il a déchiré la voile d’un bateau, éteint une bougie, soulevé une mantille, préparé les orages, activé l’incendie; c’est tout cela qu’il raconte et qui donne à sa voix tant d’intonations différentes, joyeuses ou lamentables.
Cette nuit, il est sinistre à entendre. Il passe en courant sur le balcon, ébranle les croisées, siffle sous les portes. Il veut entrer. Il a quelque chose de pressé à dire à cette mère; et tous les bruits qu’il apporte, qu’il jette contre la vitre en secouant ses ailes mouillées, résonnent comme un appel ou un avertissement. La voix des horloges, un sifflet lointain de chemin de fer, tout prend le même accent, plaintif, réitéré, obsessionnant. Ce que le vent veut lui dire, elle s’en doute bien. Il aura vu en pleine mer, car il est partout à la fois, un grand navire se débattre au milieu des flots, heurter ses flancs, perdre ses mâts, rouler dans l’abîme avec des bras tendus, des visages effarés et blêmes, des chevelures plaquées sur des regards fous, et des cris, des sanglots, des adieux, des malédictions jetées au seuil de la mort. Son hallucination est si forte qu’elle croit entendre parmi les rumeurs qui lui viennent du lointain naufrage une plainte vague à peine articulée:
– Maman!
C’est sans doute une illusion, une erreur de sa pensée inquiète.
– Maman!
Cette fois, la plainte est un peu plus forte… Mais non, c’est impossible. Les oreilles lui tintent, bien sûr… Ô Dieu, est-ce qu’elle va devenir folle?… Pour échapper à cette surprise de ses sens, Charlotte se lève, marche dans le salon… Pour le coup, quelqu’un a appelé. Cela vient de l’escalier. Elle court ouvrir la porte.
Le gaz est éteint, et la lampe qu’elle tient à la main dessine en ombre sur les marches les arabesques de la rampe… Rien, personne… Pourtant elle est sûre d’avoir entendu. Il faut voir encore. Elle se penche, en levant bien haut sa lumière. Alors, quelque chose de doux et d’étouffé, qui tient à la fois du rire et du sanglot, retentit dans l’escalier où une grande ombre monte, se traîne en s’appuyant au mur.
– Qui est là?… crie-t-elle toute tremblante, animée d’un espoir fou, et qui l’empêche d’avoir peur.
– C’est moi, maman…, Oh! je te vois bien… répond une voix enrouée et bien faible.