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Depuis six mois, d’Argenton avait sacrifié plus de trente mille francs pour l’installation des bureaux, le loyer, la rédaction, sans parler des avances déjà faites sur des travaux à livrer. À l’heure qu’il est, il ne restait plus rien de la première mise de fonds; et il allait être obligé, comme il disait, de faire un nouvel appel à ses actionnaires; car il avait inventé ce prétexte des actionnaires pour se mettre à l’abri des emprunteurs.

Le fait est que jusque-là, en face de l’absence totale de recettes, les dépenses étaient très lourdes. Outre les bureaux de la Revue, le poète avait loué, au quatrième de la maison, un grand et bel appartement à balcon, ayant tout cet horizon merveilleux, la Cité, la Seine, Notre-Dame, des dômes, des flèches, et les voitures qui filent sur les ponts, et les bateaux qui passent sous les arches. Là, au moins, il se sentait respirer et vivre. Ce n’était plus comme dans le coin perdu des Aulnettes, où, l’été, un bourdon qui traversait le cabinet du poète tous les jours à trois heures, était attendu comme l’événement de la journée. Impossible de travailler dans une pareille léthargie! Et dire qu’il avait eu le courage de s’enfermer là six ans! Aussi, qu’était-il arrivé? Il avait mis six ans à faire la Fille de Faust, tandis que, depuis son arrivée à Paris, grâce au milieu intellectuel, il avait commencé je ne sais combien d’études, d’articles de fonds, de nouvelles.

Charlotte, elle aussi, partageait l’activité fiévreuse de son artiste. Toujours jeune, toujours fraîche, elle surveillait le ménage et la cuisine, ce qui n’était pas une mince affaire avec l’énorme quantité de dîneurs réunis sans cesse autour de la table. Puis il l’associait à ses travaux.

Pour faciliter ses digestions, il avait pris l’habitude de dicter au lieu d’écrire, et comme Charlotte avait une belle écriture anglaise, c’est elle qui lui servait de secrétaire. Tous les soirs, quand ils dînaient seuls, il dictait pendant une heure en se promenant de long en large. Dans la vieille maison endormie, on entendait résonner ses pas, sa voix solennelle, et une autre voix douce, aimable, admirable, qui semblait donner les répons à ce pontife officiant.

– Voilà notre auteur qui compose, disait le concierge avec respect.

Le soir où nous retrouvons le ménage d’Argenton, il est ainsi installé dans un charmant petit salon parfumé de thé vert et de cigarettes espagnoles. Charlotte est en train de préparer sa table pour écrire, d’aligner un encrier perfectionné, un porte-plume en ivoire, de la poudre d’or, de beaux cahiers de papier blanc à grandes marges pour les corrections. Précaution bien inutile, le poète ne faisant jamais de corrections; ça vient comme ça vient, d’un bloc, et l’on n’y retouche plus. Mais le cahier est plus joli avec des marges, et, quand il s’agit de son poète, Charlotte met toute sa coquetterie enjeu.

Justement, ce soir-là, d’Argenton est bien en veine, il se sent d’haleine à dicter toute la nuit et veut en profiter pour écrire une nouvelle sentimentale destinée à amorcer l’abonné à l’époque du renouvellement. Il tortille sa moustache éclaircie de quelques poils blancs et dresse son grand front encore agrandi parce qu’il se déplume. Il attend l’inspiration. Par un contraste assez fréquent en ménage, Charlotte n’est pas aussi bien disposée. On dirait qu’il y a un nuage sur ses yeux brillants. Elle est pâle, distraite, mais toujours docile, car malgré sa fatigue évidente, elle commence à tremper sa plume dans l’encrier, délicatement, le petit doigt en l’air, comme une chatte qui a peur de se salir les pattes.

– Voyons, Lolotte! y es-tu? Nous en sommes au chapitre premier… As-tu écrit chapitre premier?

– Chapitre premier… dit Charlotte d’une voix triste.

Le poète la regarde, agacé; puis commence, avec un parti pris évident de ne pas la questionner, de ne point s’informer de son chagrin:

– «Dans un vallon perdu des Pyrénées, de ces Pyrénées si fécondes en légendes… de ces Pyrénées si fécondes en légendes…»

Ce retour de phrase l’enchante. Il le répète plusieurs fois avec des modulations de vanité; puis, enfin, se tournant vers Charlotte:

– Tu as mis «si fécondes en légendes?…»

Elle essaya de répéter «si fé… si fécondes,» mais elle s’arrêta, la voix entrecoupée de sanglots.

Charlotte pleure. Elle a eu beau mordre sa plume, serrer ses lèvres pour se retenir. Cela déborde. Elle pleure, elle pleure…

– Allons, bon! dit d’Argenton stupéfié… Comme ça tombe! Un soir où j’étais si bien en train… Qu’est-ce qui te prend, voyons? C’est cette nouvelle du Cydnus? Mais, quoi? C’est un bruit en l’air. Tu sais bien comment sont les journaux. Tout leur est bon pour remplir leurs colonnes… Cela se voit tous les jours, qu’on soit sans nouvelles d’un navire. D’ailleurs, Hirsch a dû passer à la compagnie aujourd’hui. Il va venir tout à l’heure. Tu sauras ce qu’il en est. Il sera toujours temps de se faire du chagrin.

Il lui parle d’une voix dédaigneuse et sèchement condescendante, comme on parle aux faibles, aux enfants, aux fous, aux malades; n’est-ce pas un peu tout cela? Puis, quand il l’a calmée:

– Où en étions-nous? Ça m’a fait perdre le fil. Relis-moi tout ce que j’ai dicté… Tout!

Charlotte refoule ses larmes et reprend pour la dixième fois:

– «Dans un vallon perdu des Pyrénées, de ces Pyrénées si fécondes en légendes…»

– Ensuite?

Elle a beau tourner et retourner la page, secouer le cahier neuf:

– C’est tout…, dit-elle à la fin.

D’Argenton est très surpris; il lui semble qu’il y en avait bien plus long. C’est toujours ce qui lui arrive quand il dicte. La terrible avance que la pensée a sur l’expression l’égare. Tout ce qu’il rêve, tout ce qui est dans son cerveau à l’état d’embryon, il le croit déjà formulé, réalisé; et quand il s’est contenté de faire de grands gestes, de bredouiller quelques mots, il reste atterré devant le peu qu’il a produit, devant la disproportion du rêve avec la réalité. Désillusion de don Quichotte se croyant dans l’Empyrée, prenant pour le vent d’en haut l’haleine des marmitons et les soufflets de cuisine qu’on agite autour de lui, et ressentant sur le cheval de bois où il est assis toute la secousse d’une chute imaginaire! D’Argenton, lui aussi, se croyait parti, enlevé, envolé… Eh quoi! tant de frissons, de fièvre, d’exaltation, de poses, d’attitudes, de pas contrariés, tant de fois la main passée dans les cheveux, pour arriver à ces deux lignes: «Dans un vallon perdu des Pyrénées, de ces Pyrénées, etc…» Et c’est toujours ainsi.

Il est furieux, il se sent ridicule:

– Aussi, c’est ta faute, dit-il à Charlotte… Avec cela qu’il est facile de travailler en face de quelqu’un qui pleure tout le temps. Ah! tiens! c’est horrible… Tout un monde de pensées, de conceptions… Et puis rien, rien, jamais rien… Et le temps passe, et les années filent, et les places se prennent… Tu ne sais donc pas, malheureuse femme, comme il faut peu de chose pour déranger l’inspiration?… Oh! toujours se heurter le front à quelque réalité stupide!… Moi qui, pour composer, aurais besoin de vivre dans une tour de cristal, à mille pieds au-dessus des futilités de la vie, je me suis donné pour compagnons le caprice, le désordre, l’enfantillage et le bruit…

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