– Viens, maman, descendons. Je veux aller lui dire que j’accepte.
En bas, les Ratés étaient encore à table. Tous furent frappés de l’air grave et résolu qu’avait Jack en entrant.
– Je vous demande pardon, dit-il à d’Argenton. J’ai eu tort de refuser tout à l’heure ce que vous m’offriez. J’accepte maintenant et je vous remercie.
– Bien cela, enfant! dit le poète avec solennité, je ne doutais pas que la réflexion ne vînt à bout de vos résistances… Je suis heureux de voir que vous reconnaissez la loyauté de mes intentions. Remerciez notre ami Labassindre, car c’est à lui que vous devez cette bonne fortune. C’est lui qui vous a ouvert l’avenir à deux battants.
Le chanteur tendit sa grosse patte dans laquelle la petite main de Jack s’engloutit.
– Tope là, ma vieille! lui dit-il en affectant de le traiter comme s’ils étaient deux anciens camarades travaillant aux mêmes pièces, dans le même atelier; et dès ce moment jusqu’au départ, il ne lui adressa plus la parole que sur ce ton familier et brutal que les ouvriers ont entre eux comme un lien de compagnonnage.
Pendant ces huit derniers jours, Jack ne fit que courir les bois et les routes. Il éprouvait du trouble, de l’inquiétude, encore plus que de la tristesse; et de temps en temps, l’idée de la responsabilité qu’il allait avoir mettait sur son joli visage une expression inusitée, ce pli des sourcils qui, chez les êtres jeunes, marque l’effort d’une volonté. C’était le vieux Jack à présent. Il alla revoir tous ses coins favoris, comme un homme qui ferait à petits pas le pèlerinage de son enfance.
Ah! la mère Salé put bien le menacer de loin, courir sur ses talons, le vieux Jack ne la craignait plus, et se sentait de force à lui porter son fagot. Mais il avait le plus grand chagrin de ne pouvoir aller chez les Rivals faire ses adieux à Cécile.
– Vois-tu! mon Jack, après la scène que ces messieurs ont eue ensemble, ce ne serait pas convenable, répétait Charlotte à toutes les supplications de son fils.
Enfin, la veille du départ, dans la joie mauvaise de son triomphe, d’Argenton consentit à ce que l’enfant allât prendre congé de ses amis. Il arriva chez eux le soir. Personne dans le vestibule. Personne dans la pharmacie, dont les persiennes étaient closes. Rien qu’un filet de lumière venant de la bibliothèque, ce qu’on appelait la bibliothèque, un immense grenier encombré de dictionnaires, d’atlas, d’ouvrages de médecine et de grands volumes à dos rouge de la collection Panckouke.
Le docteur était là, très occupé à faire une caisse de livres.
– Ah! te voilà! dit-il à l’enfant, j’étais bien sûr que tu ne partirais pas sans me dire adieu. Ils ne voulaient pas te laisser venir, hein? C’est un peu ma faute aussi. J’ai été trop vif. Ma femme m’a joliment grondé… À propos, tu sais qu’elle est partie hier avec la petite. Je les ai envoyées dans les Pyrénées passer un mois chez ma sœur. Elle était un peu malade, la petite. J’ai eu la bêtise de lui apprendre ton départ tout à coup, sans ménagement… Ah! les enfants!… On croit qu’ils ne sentent pas les choses; et ça vous a des chagrins autrement violents que les nôtres.
Il parlait à Jack comme à un homme. Tout le monde lui parlait comme à un homme, à présent; et pourtant, à l’idée que sa petite amie avait été malade à cause de lui et qu’il s’en irait sans la voir, le vieux Jack se sentait envie de pleurer comme un enfant.
Il regardait les livres répandus, la grande pièce toute triste, mal éclairée d’une bougie posée sur un coin de table à côté du grog et de la bouteille d’eau-de-vie; car M. Rivals profitait de l’absence de sa femme pour revenir à ses habitudes de bord. Aussi avait-il l’œil brillant, le bonhomme, et une singulière animation à fouiller dans tous ses livres, soufflant la poussière sur les vieilles tranches rouges, et vidant tout un coin de sa bibliothèque dans la caisse ouverte à ses pieds.
– Sais-tu ce que je fais là, petit?
– Non, monsieur Rivals.
– Je choisis des livres pour toi, de bons vieux bouquins que tu emporteras, que tu liras, tu m’entends! que tu liras dès que tu auras une minute. Rappelle-toi bien ceci, mon enfant: les livres sont les vrais amis. On peut s’adresser à eux dans les grands chagrins de la vie, on est toujours sûr de les trouver. Moi d’abord, sans mes bouquins, avec le malheur que j’ai eu, il y a beau temps que je ne serais plus là. Regarde-moi cette caisse, petit. Il y en a une vraie tapée, hein?… Je ne te réponds pas que tu les comprendras tous maintenant. Mais ça ne fait rien, il faut les lire. Même ceux que tu ne comprendras pas te laisseront de la lumière dans l’esprit. Promets-moi que tu les liras.
– Je vous le promets, monsieur Rivals.
– Là… maintenant la caisse est finie. Peux-tu l’emporter? Non, c’est trop lourd. Je t’enverrai cela demain. Allons! viens que je te dise adieu.
Et le brave homme, lui prenant la tête dans ses larges mains, l’embrassa deux ou trois fois bien fort.
– Il y en a pour moi et pour Cécile là-dedans, ajouta-t-il avec un bon sourire, et tandis qu’il refermait sa porte, Jack l’entendit qui murmurait: «Pauvre enfant!… pauvre enfant!…»
C’était comme à Vaugirard, chez les Pères. Seulement, aujourd’hui, il savait pourquoi on le plaignait.
Le lendemain, le départ avait mis les Aulnettes en grande agitation.
On chargeait les bagages sur la charrette arrêtée à la porte. Labassindre, dans une tenue extraordinaire, comme s’il partait pour une expédition à travers les pampas, hautes guêtres montantes, veste de velours vert, sombrero, sacoche de cuir en sautoir, allait, venait, en donnant sa note. Le poète était à la fois grave et rayonnant, grave parce qu’il se sentait dans l’accomplissement d’une fonction humanitaire, sociale; rayonnant, parce que ce départ le comblait de joie. Charlotte embrassait Jack, l’embrassait encore, voyait si rien ne lui manquait.
Non, rien ne lui manquait. Il était même trop bien mis pour un ouvrier, étriqué dans son costume du pain bénit, avec cette fatalité des êtres qui grandissent vite, condamnés pendant leur adolescence à la gêne des vêtements trop courts.
– Vous en aurez bien soin, monsieur Labassindre!
– Comme de ma note, madame.
– Jack!
– Maman!
Il y eut une dernière étreinte. Charlotte sanglotait. L’enfant, lui, ne laissait pas voir son émotion. La pensée qu’il allait travailler pour sa mère le rendait fort, ce vieux Jack. Au bas du chemin, il se retourna pour voir encore une fois et emporter au fond de son regard le bois, la maison, l’enclos, ce visage de femme qui lui souriait parmi ses pleurs.
– Écris-nous souvent, mon Jack! cria la mère.
Et le poète avec solennité:
– Jack, souviens-toi: la vie n’est pas un roman.
La vie n’est pas un roman; mais elle en était bien un pour lui, le misérable!