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– Oh! Jack!… murmura Charlotte défaillante.

Ce fut d’Argenton qui prit la parole cette fois:

– Ah! vraiment, tu ne veux pas être ouvrier? Voyez-vous cela! monsieur qui veut ou qui ne veut pas accepter une chose que j’ai décidée, moi! Ah! tu ne veux pas être ouvrier. Mais tu veux bien manger, n’est-ce pas? Et tu veux bien te vêtir, dormir, te promener? Eh bien! je te déclare que j’ai assez de toi, affreux petit parasite, et que si tu ne veux pas travailler, moi je renonce à être plus longtemps ta dupe.

Il s’arrêta subitement, et passant de la colère folle à cette froideur qui était sa ligne de conduite:

– Montez dans votre chambre, lui dit-il. Je verrai ce que j’ai à faire.

– Ce que vous avez à faire, mon cher d’Argenton, moi je vais vous le dire…

Mais Jack n’entendit pas la fin de la phrase de M. Rivals; un geste de d’Argenton l’avait poussé dehors.

Dans sa chambre, le bruit de la discussion lui arriva comme les parties variées d’un grand orchestre. Il distinguait les voix, les reconnaissait toutes; mais elles entraient les unes dans les autres, unies par leur résonnance, et cela faisait un tapage discord sur lequel des lambeaux de phrases seuls surnageaient:

– Vous en avez menti.

– Messieurs!… messieurs!…

– La vie n’est pas un roman.

– Bourgeron sacré, beûh! beûh!

Enfin la voix de tonnerre du vieux Rivals retentit sur le seuil:

– Que je sois pendu, si je remets jamais les pieds chez vous!

Puis la porte se referma violemment, et la salle à manger s’emplit d’un grand silence, coupé par le train des fourchettes en pleine activité.

Ils déjeunaient.

«Vous voulez le dégrader, le mettre plus bas que vous.» L’enfant avait retenu cette phrase, et il sentait bien en lui-même que c’était là, en effet, l’intention de son ennemi.

Eh bien, non, mille fois non, il ne voulait pas être ouvrier.

La porte s’ouvrit. Sa mère entra.

Elle avait beaucoup pleuré, et de vraies larmes, de celles qui creusent des rides. Pour la première fois, la mère apparaissait sur ce visage de jolie femme, la mère douloureuse et meurtrie.

– Écoutez-moi, Jack, dit-elle en essayant d’être sévère, il faut que je cause sérieusement avec vous. Vous venez de me faire une grande peine, en vous mettant en révolte ouverte contre vos vrais amis et en refusant d’accepter la position qu’ils vous offraient. Je sais bien qu’il y a dans cette existence nouvelle…

Pendant qu’elle parlait, elle évitait le regard de l’enfant, un regard de douleur, de reproche, si ardent, si éploré, qu’elle n’aurait pas pu lui résister.

…– Qu’il y a dans cette existence nouvelle que nous rêvions pour vous un désaccord apparent avec la vie que vous aviez eue jusqu’à ce jour. J’avoue que moi-même, au premier moment, j’ai été effrayée; mais vous avez entendu, n’est-ce pas, ce qu’on vous a dit? La condition du travailleur n’est plus ce qu’elle était autrefois; oh! mais plus du tout, du tout. Vous savez bien que le tour de l’ouvrier est venu maintenant. La bourgeoisie a fait son temps, la noblesse aussi. Quoique cependant la noblesse… Et puis enfin, à votre âge, est-ce qu’il n’est pas plus simple de se laisser guider par les personnes qui vous aiment et qui ont de l’expérience?

Un sanglot de son enfant l’interrompit:

– Alors tu me chasses, toi aussi, tu me chasses?

Cette fois, la mère n’y tint plus. Elle le prit dans ses bras, l’étreignit passionnément:

– Moi, te chasser? Est-ce que tu le crois? Est-ce que c’est possible? Allons! calme-toi, ne tremble pas, ne t’émeus pas ainsi. Tu sais combien je t’aime, et que si cela ne dépendait que de moi, nous ne nous quitterions jamais. Mais il faut être raisonnable et songer un peu à l’avenir… Hélas! il est bien sombre pour nous, l’avenir.

Et dans un de ces débordements de paroles comme elle en avait encore quelquefois loin du maître, elle essaya d’expliquer à Jack avec toutes sortes d’hésitations, de réticences, ce que leur position dans la vie avait d’irrégulier.

– Vois-tu! mon chéri, tu es encore bien jeune; il y a des choses que tu ne peux pas comprendre. Un jour, quand tu seras plus grand, je t’apprendrai le secret de ta naissance; un vrai roman, mon cher! Un jour, je te dirai le nom de ton père, et de quelle fatalité inouïe ta mère et toi vous avez été victimes. Mais aujourd’hui, ce qu’il faut bien que tu saches, que tu comprennes, c’est que nous n’avons rien à nous, mon pauvre enfant, et que nous dépendons absolument de… de Lui. Comment veux-tu que je m’oppose à ton départ, surtout quand je sais qu’il ne te fait partir que dans ton intérêt? Je ne peux rien lui demander. Il a déjà tant fait pour nous. Et puis, lui-même n’est pas très riche, et cette terrible carrière artistique lui devient si ruineuse! Il ne pourrait pas se charger des frais de ton éducation. Que veux-tu que je devienne entre vous deux? Il faut pourtant prendre un parti. Ah! si je pouvais y aller à ta place, moi, à cet Indret. Songe que c’était un métier qu’on te mettait dans les mains. Est-ce que tu ne serais pas fier de n’avoir plus besoin de personne pour vivre, de gagner ton pain, d’être ton maître?

À l’éclair qui passa dans les yeux de l’enfant, elle comprit qu’elle avait frappé, juste; et tout bas, de cette voix caressante et frôleuse qu’ont les mères, elle murmurait:

– Fais cela pour moi, Jack! Veux-tu? Mets-toi vite en état de gagner ta vie. Qui sait si moi-même, quelque jour, je ne serai pas obligée d’avoir recours à toi comme à mon seul soutien, à mon unique ami?

Pensait-elle ce qu’elle disait? Était-ce un pressentiment, une de ces déchirures subites de l’avenir qui vous montrent la destinée jusqu’au fond et toute la déconvenue de votre propre existence? Ou bien avait-elle parlé, emportée dans le tourbillon de ses phrases par l’élan de sa sentimentalité?

En tout cas, elle ne pouvait rien trouver de mieux pour vaincre cette petite âme généreuse. L’effet fut instantané. Cette idée que sa mère pouvait avoir besoin de lui, qu’il lui viendrait en aide avec son travail, le décida subitement.

Il la regarda droit dans les yeux:

– Jure-moi que tu m’aimeras toujours, que tu n’auras pas honte de moi quand j’aurai les mains noires.

– Si je t’aimerai, mon Jack!

Pour toute réponse, elle le couvrait de caresses, cachant sous des baisers passionnés son trouble et son remords, car, depuis cette minute-là, la malheureuse femme eut du remords, elle en eut pour toute sa vie et ne pensa plus jamais à son enfant sans un coup de glaive dans le cœur.

Mais lui, comme s’il comprenait tout ce que ces embrassements couvraient de honte, d’incertitude, de terreur, il s’y déroba en s’élançant vers l’escalier.

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