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Lui, rien que lui!

Longtemps après, elle devait se rappeler cette impression profonde que rien ne put altérer par la suite, et revoir comme en rêve son grand poète en pied, tel qu’elle l’aperçut pour la première fois au milieu du salon des Moronval qui, ce soir-là, lui parut immense, splendide, étincelant de mille bougies. Ah! il put bien lui faire tous les chagrins possibles, l’humilier, la blesser, briser sa vie et quelque chose encore de plus précieux que sa vie, il ne parvint jamais à effacer l’éblouissement de cette minute…

– Vous voyez, madame, dit Moronval avec son sourire le plus exquis, nous préludions en vous attendant… M. le vicomte Amaury d’Argenton était en train de nous réciter son magnifique poème du Credo de l’amour.

Vicomte!… Il était vicomte.

Tout, alors!

Elle s’adressa à lui, timide, rougissante, comme une petite fille:

– Continuez, monsieur, je vous en prie…

Mais d’Argenton ne voulut pas. L’arrivée de la comtesse avait coupé le plus bel effet de son poème, un effet sûr, et l’on ne pardonne pas ces choses-là! Il s’inclina, et dit avec une politesse ironique et froide:

– J’ai fini, madame.

Puis il se mêla aux assistants sans plus s’occuper d’elle.

La pauvre femme se sentit le cœur serré, plein d’une vague tristesse. Dès le premier mot, elle lui avait déplu, et déjà cette idée lui était insupportable. Il fallut les gentillesses du petit Jack, heureux de voir sa mère, fier du succès qu’elle avait dans la salle, les amabilités de Moronval, l’empressement de tous, le sentiment d’être bien la reine de la fête, pour effacer ce chagrin trahi chez elle par un mutisme de cinq minutes, ce qui était pour une nature comme la sienne aussi extraordinaire que reposant.

Le trouble de son arrivée s’étant dissipé, chacun prit place pour la séance de la lecture expressive. La majestueuse Constant, qui avait accompagné sa maîtresse, s’installa sur le banc du fond, près des élèves. Jack vint s’accouder au fauteuil de sa mère, à la place d’honneur, ayant à côté de lui Moronval, qui caressait paternellement ses cheveux.

Le public formait déjà une imposante assemblée alignée sur des files de chaises comme pour une distribution de prix. Enfin, madame Moronval-Decostère prit pour elle toute la petite table, toute l’estrade, toute la clarté de la lampe, et commença à lire une étude ethnographique de M. Moronval sur les races mongoles.

C’était long, ennuyeux et triste, une de ces élucubrations qu’on lit dans les sociétés savantes, de trois à cinq, entre chien et loup, pour bercer le sommeil des membres du bureau. Le diable, c’est qu’avec la méthode Moronval-Decostère, on n’avait pas même la ressource de s’assoupir, de laisser tomber, sans la sentir, cette petite pluie tiède et monotone. Il fallait écouter par force; les mots vous entraient dans la tête comme avec un tournevis, syllabe par syllabe, lettre par lettre, et les plus difficiles vous écorchaient parfois en passant.

Ce qui mettait le comble à la fatigue causée par cette audition, c’était la vue instructive et terrifiante de madame Moronval-Decostère en plein exercice de sa méthode. Elle ouvrait la bouche en O, la tordait, l’allongeait, la convulsait. Et là-bas, sur les bancs du fond, huit bouches d’enfants faisaient absolument la même mimique, suivant le professeur dans toutes ses contorsions fantaisistes et donnant ce que cet excellent système appelle «la configuration des mots.» Ces huit petites mâchoires silencieuses en mouvement produisaient un effet fantastique. Mademoiselle Constant était atterrée.

Mais la comtesse ne voyait rien de cela. Elle regardait son poète appuyé contre la porte du salon, les bras croisés sur la poitrine, les yeux perdus.

Il rêvait.

Comme on le sentait loin, parti, envolé! Sa tête dressée avait l’air d’écouter des voix.

De temps en temps, son regard s’abaissait, redescendait vers la terre, mais sans daigner se fixer. La malheureuse le guettait, l’espérait, le mendiait presque, ce regard errant; mais toujours en vain. Il glissait indifféremment sur tout le monde excepté sur elle. Le fauteuil qu’elle occupait avait l’air d’être vide pour lui, et la pauvre femme était si désolée, si troublée de cette indifférence, qu’elle oublia de féliciter Moronval du brillant succès de son étude, qui venait de finir au milieu des applaudissements et du soulagement universels.

Après cette lecture expressive, vint l’audition d’un morceau de poésie de d’Argenton, accompagné sur l’orgue-harmonium par Labassindre. Cette fois elle écouta, je vous jure, et tous les poncifs, toutes les sentimentalités de ces vers lui arrivèrent jusqu’au cœur, filés, tremblés, modulés aux sons traînards de l’instrument. Elle était là haletante, fascinée, noyée par cette houle d’harmonie.

– Que c’est beau! que c’est beau! disait-elle en se tournant vers Moronval qui l’écoutait avec un sourire bilieux et jaune, comme si on lui avait crevé l’amer.

– Présentez-moi à M. d’Argenton, demanda-t-elle aussitôt la lecture finie… Ah! monsieur, c’est superbe! que vous êtes heureux d’avoir un tel talent!

Elle parlait à demi-voix, en bégayant, en cherchant ses mots, elle si bavarde, si expansive d’habitude. Le poète s’inclinait légèrement, très froid, comme indifférent à cette admiration émue. Alors elle lui demanda où l’on trouvait ses poésies.

– On ne les trouve pas, madame, répondit d’Argenton d’un air solennel et blessé.

Sans le vouloir, elle avait touché le point le plus sensible de cet orgueil en souffrance, et voici qu’encore une fois il se détournait d’elle sans l’avoir seulement regardée.

Mais Moronval profita de l’occasion:

– Mon Dieu! oui, dit-il, la littérature en est là… Des vers pareils ne rencontrent pas même un éditeur… Le talent, le génie restent enfouis, méconnus, réduits à briller dans les coins…

Et tout de suite:

– Ah! si l’on avait une Revue!

– Il faut en avoir une, dit-elle vivement.

– Oui, mais l’argent!

– Eh! on le trouvera l’argent… Il est impossible de laisser de pareils chefs-d’œuvre dans l’ombre.

Elle était indignée et parlait très éloquemment, maintenant que le poète n’était plus là.

«Allons! l’affaire est lancée…» se dit Moronval; et comprenant avec sa perfide malice le côté faible de la dame, il lui parla de d’Argenton, qu’il eut soin d’entourer de ces couleurs romanesques et sentimentales comme il voyait bien qu’elle les aimait.

Il en fit un Lara moderne, un Manfred, une belle nature, fière, indépendante, que les duretés du sort à son égard n’avaient pu entamer. Il travaillait pour vivre, refusait tout secours du gouvernement.

«Oh! c’est bien…» disait Ida; puis toujours tourmentée de ce blason qu’elle portait dans la tête, et qu’elle appliquait aux uns et aux autres, à tort et à travers, elle demandait:

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