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Ils arrivaient par bandes, transis, grelottants, venus du fond de Montparnasse ou des Ternes sur des impériales d’omnibus, râpés et dignes, tous obscurs et pleins de génie, attirés hors de l’ombre où ils se débattaient par le désir de se montrer, de réciter, de chanter quelque chose, pour se prouver à eux-mêmes qu’ils existaient encore. Puis, la gorgée d’air pur respirée, la lumière du ciel entrevue, réconfortés par un semblant de gloire, de succès, ils rentreraient au gouffre amer avec la force nécessaire pour végéter.

Car c’était bien là une race végétante, embryonnaire, inachevée, assez semblable à ces produits du fond de la mer qui sont des êtres moins le mouvement, et auxquels il ne manque que le parfum pour devenir des fleurs.

Il se trouvait là des philosophes plus forts que Leibnitz, mais sourds-muets de naissance, ne pouvant produire que les gestes de leurs idées et pousser des arguments inarticulés. Des peintres tourmentés de faire grand, mais qui posaient si singulièrement une chaise sur ses pieds, un arbre sur ses racines, que tous leurs tableaux ressemblaient à des vues de tremblements de terre ou à des intérieurs de paquebots un jour de tempête. Des musiciens inventeurs de claviers intermédiaires, des savants à la façon du docteur Hirsch, de ces cervelles bric-à-brac où il y a de tout, mais où l’on ne trouve rien, à cause du désordre, de la poussière, et aussi parce que tous les objets sont cassés, incomplets, incapables du moindre service.

Ceux-là, c’étaient les tristes, les pitoyables, et si leurs prétentions insensées, aussi touffues que leur chevelure, si leur orgueil, leurs manies prêtaient à rire, tant de misère était écrite sur leur apparence râpée, qu’on ressentait, malgré tout, de l’attendrissement devant l’éclat fiévreux de ces yeux ivres d’illusions, devant ces physionomies ravagées, où tous les rêves vaincus, les espérances mortes, avaient marqué leur place en tombant.

À côté de ceux-là, il y avait ceux qui, trouvant l’art trop dur, trop aride, trop infructueux, demandaient des ressources à des professions bizarres, en désaccord avec les préoccupations de leur esprit, un poète lyrique tenant un bureau de placement pour domestiques mâles, un sculpteur commissionnaire en vin de Champagne, un violoniste employé au gaz.

D’autres, moins dignes, se faisaient nourrir par leurs femmes, dont le travail entretenait leur géniale paresse. Ces couples étaient venus ensemble, et les pauvres compagnes des Ratés portaient sur leurs visages courageux et fanés le prix coûtant de l’entretien d’un homme de génie. Fières d’accompagner leurs maris, elles leur souriaient comme des mères, de l’air de dire: «C’est mon œuvre!…» et elles avaient de quoi se glorifier en effet, tous ces messieurs ayant, en général, la mine florissante.

Joignez à ce défilé deux ou trois antiquailles littéraires, fabulistes de salon, vieux fonds d’athénées, de prytanées, de Sociétés philotechniques et autres, toujours à l’affût de ces sortes de séances; puis des comparses, des types vagues, un monsieur qui ne disait rien, mais qu’on prétendait très fort parce qu’il avait lu Proudhon, un autre amené par Hirsch, et qu’on appelait «le neveu de Berzélius,» il n’avait, du reste, pas d’autre titre de gloire que sa parenté avec l’illustre savant suédois, et paraissait un parfait imbécile; un comédien in partibus du nom de Delobelle, qui, disait-on, allait avoir un théâtre.

Enfin, les commensaux habituels de la maison, les trois professeurs, Labassindre en tenue de gala, faisant de temps en temps: «beûh!… beûh!» pour voir si sa note y était, car il allait en avoir besoin dans la soirée, et d’Argenton, le beau d’Argenton, coiffé en archange, frisé, pommadé, ganté de clair, génial, austère, pontifiant.

Debout à l’entrée du salon, Moronval recevait tout le monde, donnait des poignées de mains distraites, très inquiet de voir l’heure s’avancer, et que la comtesse – c’est ainsi qu’on appelait Ida de Barancy – n’était pas encore arrivée.

Une espèce d’angoisse planait sur l’assemblée. On causait tout bas dans les coins en s’installant. La petite madame Moronval allait de groupe en groupe, disant d’un air aimable: «Nous ne commençons pas encore… On attend la comtesse.» Et, sur ces lèvres expressives, ce mot de comtesse prenait des inflexions extraordinaires de mystère, de solennité, d’aristocratie. Cela se chuchotait ensuite, chacun ayant le désir de paraître bien informé: «On attend la comtesse…»

L’harmonium, grand ouvert, souriant de toutes ses touches comme un immense râtelier, les élèves en rang contre le mur, la petite table ornée d’un tapis vert, d’une lampe à abat-jour, d’un verre d’eau sucrée, se dressant sur son estrade, sinistre et menaçante comme une guillotine au petit jour, et M. Moronval, crispé dans son gilet blanc, et madame Moronval, née Decostère, rouge comme un petit coq de tout le feu de la réception, et Mâdou-Ghézô grelottant au vent de la porte, tout, oui, tout attendait la comtesse.

Cependant, comme elle n’arrivait pas et que c’était très froid, d’Argenton consentit à réciter son «Credo de l’amour,» que tous les assistants connaissaient pour l’avoir entendu au moins cinq ou six fois.

Debout devant la cheminée, les cheveux rejetés, la tête haute comme s’il débitait ses vers aux moulures du plafond, le poète déclamait d’une voix aussi emphatique et vulgaire que ce qu’il appelait son poème, laissant des espaces après chaque effet, pour permettre aux exclamations admiratives de se faire jour et d’arriver jusqu’à lui.

Dieu sait que les Ratés ne sont pas avares de ces sortes d’encouragements.

– Inouï!…

– Sublime!…

– Renversant!…

– De l’Hugo plus moderne!…

Et celui-ci, le plus étonnant de tous:

– Goethe avec du cœur!

Sans se troubler, éperonné par ces louanges, le poète continuait, le bras tendu, le geste dominateur:

Et de quelques lazzi que la foule me raille,

Moi, je crois à l’amour comme je crois en Dieu.

Elle entra.

Le lyrique, toujours les yeux en l’air, ne l’aperçut même pas. Mais elle le vit, elle, la malheureuse, et dès ce moment ce fut fait de sa vie.

Il ne lui était jamais apparu qu’en pardessus, en chapeau, vêtu pour la rue et non pour l’Olympe; mais là, dans cette lumière blafarde des globes opalisés qui blêmissait encore son teint pâle, en habit noir, en gants gris-perle, et croyant à l’amour comme il croyait en Dieu, il lui fit un effet fatal et surhumain.

Il répondait à tous ses désirs, à tous ses rêves, à cette sentimentalité bête qui fait le fond de ces âmes de filles, à ce besoin d’air pur et d’idéal qui semble une revanche de l’existence qu’elles mènent, a ces aspirations vagues qui se résument pour elles dans un mot très beau, mais qui prend sur leurs lèvres l’expression vulgaire, et dégradante qu’elles prêtent à tout ce qu’elles disent: «l’artiste!»

Oui, dès cette première minute, elle lui appartint, et il entra tout entier dans son cœur, tel qu’il était là, avec ses cheveux harmonieusement séparés, la moustache au fer, le bras tendu et frémissant, et toute sa ferblanterie poétique. Elle ne vit ni son petit Jack, qui lui faisait des signes désespérés en lui envoyant des baisers, ni les Moronval inclinés jusqu’à terre, ni tous ces regards curieux empressés autour de cette nouvelle venue, jeune, fraîche, élégante dans sa robe de velours et son petit chapeau de théâtre, blanc, rose, bouillonné, orné de barbes de tulle qui l’entouraient en écharpe.

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