tout ce que je foulais, marchant la tête basse.
Bouffissez-vous toujours d’orgueil, rejetons d’Ève!
Cherchez toujours en haut, sans regarder aux pieds
si vous vous engagez dans un mauvais sentier!
Mais nous étions montés plus haut, tout en marchant,
et le soleil déjà consommait sa carrière
plus que l’esprit distrait ne l’avait estimé,
quand celui qui marchait en regardant toujours
vers l’avant, m’avertit: «Il faut lever la tête:
c’est fini maintenant d’aller en rêvassant!
Vois comme de là-haut un ange se prépare
à descendre vers nous: et la sixième esclave
du jour vient de finir le temps de son service [125].
Que ton geste et tes traits traduisent ton respect,
pour qu’il nous soit permis de monter jusqu’en haut:
pense que ce jour-ci ne reviendra jamais!»
J’avais plus d’une fois écouté ses semonces
sur la perte du temps: ce thème familier
n’était donc plus pour moi difficile à comprendre.
Droit sur nous s’avançait la belle créature,
toute de blanc vêtue et portant au visage
l’éclatante splendeur de l’astre du matin.
Elle ouvrit ses deux bras et déploya ses ailes
en nous disant: «Venez! Les gradins sont tout près:
le monter, désormais, vous sera plus facile.»
Bien peu pourront un jour répondre à cet appel.
Hommes, faits pour monter jusqu’en haut en volant,
pourquoi le moindre vent vous fait-il donc tomber?
Puis il nous conduisit où le rocher se fend
et caressa mon front d’un battement de l’aile [126],
m’assurant que j’allais voyager sans encombre.
Comme sur la main droite allant vers la montagne,
plus loin que Rubaconte, où se trouve l’église
dominant la cité sagement gouvernée,
le flanc qui tombe à pic devient plus accessible
grâce aux gradins qu’on fit du temps où les faussaires
et les gens sans aveu n’y faisaient point leur nid [127];
telle se radoucit en ce point la montée,
qui dresse ailleurs un mur jusqu’à l’autre replain [128];
mais deux hautes parois la pressent sur les flancs.
Juste au moment d’entrer l’on entendit des voix
qui chantaient: Beati pauperes spiritu,
avec plus de douceur qu’on ne saurait le dire.
Ah! combien cet endroit me semblait différent
de l’Enfer! Car on entre ici parmi les chants,
et là-bas, au milieu de sauvages clameurs.
Et déjà nous montions sur ces gradins sacrés,
dont l’accès me semblait maintenant plus facile
que la marche d’avant dans la plate campagne.
«Oh! maître, dis-je alors, explique-moi, quel poids
vient-on de m’enlever, qui fait que je ne sens
nulle fatigue en moi, malgré cette montée?»
Et sa réponse fut: «Lorsque les P qui restent
encore sur ton front, effacés à moitié,
auront tous disparu, ainsi que le premier,
tes pieds sauront si bien servir ton bon vouloir,
qu’outre qu’ils ne sauront ce que c’est que fatigue,
ils auront du plaisir à marcher vers le haut.»
Je me sentis alors comme certains passants
qui portent sur leur dos quelque objet qu’ils ignorent
et, s’en apercevant par les signes des autres,
ils s’aident de leurs mains pour savoir ce que c’est
et cherchent à tâtons, leurs doigts faisant l’office
que leurs yeux n’avaient pas le moyen d’assurer.
Tâtant avec les doigts de la droite écartés,
je ne découvris plus que six de ces sept signes
que traça sur mon front l’ange porteur de clefs;
et mon guide ne put s’empêcher d’en sourire.
CHANT XIII
Nous venions de monter en haut de l’escalier
où se repose un peu, pour la seconde fois,
la montagne où l’on vient se laver des péchés [130].
Faisant le tour du pic, une longue corniche
nous apparut là-haut, pareille à la première,
sauf qu’elle forme un rond qui paraît plus petit.
On n’y voit pas d’image ou de signe visible [131];
la route et le ravin et tout ce qui s’y trouve
ont les pâles couleurs de la pierre polie.
«S’il faut attendre ici des gens qui nous renseignent,
disait pendant ce temps le poète, je crains
qu’on n’ait trop de retard à la fin de l’attente.»
Puis il leva les yeux du côté du soleil
et, son propre flanc droit lui servant comme d’axe,
il fit faire à son corps un tour complet à gauche.
«Toi, sur la foi de qui j’entreprends ce chemin
nouveau pour moi, dit-il, conduis-nous donc, doux astre,
comme aussi tu conduis ceux qui viennent ici!
Tu réchauffes le monde et fournis sa lumière;
si quelque autre raison n’y vient pas contredire,
dirige maintenant nos pas de tes rayons!»
Nous avions à peu près parcouru la distance
qu’on désigne ici-bas sous le nom d’une mille,
en quelques brefs instants, telle était notre hâte,
quand j’entendis soudain des esprits qui volaient
sur nous, sans qu’on les vît, et faisaient en passant
au festin de l’amour des invites courtoises [132].
La première des voix qui passait en volant
dit: Vinum non habent, qui sonna fort et clair,
et le redit encore en s’éloignant de nous.
Son écho n’était pas tout à fait effacé,
qu’une autre voix survint, disant: «Je suis Oreste» [134],
et s’en fut aussitôt, sans vouloir s’arrêter.
«Oh! père, dis-je alors, quelles sont donc ces voix?»
Je n’avais pas fini, quand voici la troisième
qui nous disait: «Aimez ceux qui vous font le mal!» [135]
Mon bon maître me dit: «C’est le péché d’envie
que l’on punit ainsi dans ce cercle, en prenant
notre amour du prochain pour mèche du fouet.
Le frein, pour mieux agir, travaille en sens contraire;
tu vas t’en rendre compte, à ce que je comprends,
avant que d’arriver sur le seuil du pardon.
Mais tâche de fixer ton regard devant toi,