Ceci dit, il entra le premier dans le feu,
non sans avoir d’abord prié Stace d’attendre,
qui l’avait séparé de moi pendant longtemps.
Dès que j’y pénétrai, je me serais jeté
dans du verre fondu, pour chercher la fraîcheur,
tellement la chaleur dépassait toute borne.
Mon très doux père alors, pour mieux m’encourager,
parlait de Béatrice en poursuivant sa marche:
«Il me semble déjà, dit-il, voir son visage.»
Une voix qui chantait au-delà nous guidait;
et nous, en la prenant comme point de repère,
nous sortîmes du feu à l’endroit où l’on monte.
«Venite, benedicti patris mei» [301], disait
une voix s’élevant d’un éclat que j’y vis,
mais qui brillait si fort, que j’en fus ébloui.
«Le soleil part, dit-il encore, et la nuit vient;
ne vous arrêtez pas, mais pressez votre marche,
avant que l’occident ne s’habille de noir.»
Une route montait tout droit dans le rocher,
en sorte que mon corps me cachait devant moi
les rayons d’un soleil très bas sur l’horizon.
Nous n’avions fait l’essai que de quelques gradins,
que mes sages et moi nous vîmes à mon ombre
qui s’effaçait déjà, que le soleil mourait.
Avant que ne s’accrût sur l’horizon immense
une seule couleur dans toutes ses parties
et que la nuit n’obtînt une entière franchise,
chacun de nous choisit un gradin pour son lit,
car la loi de ce mont nous avait enlevé
l’envie et le pouvoir de monter davantage [302].
Comme les chèvres vont avant d’avoir brouté,
pétulantes, grimper sur les plus hauts rochers
et, un instant plus tard, on les voit ruminer
à l’ombre, mollement, sous un soleil de plomb,
et le chevrier surveille, appuyé sur sa crosse,
et tout en s’appuyant ne cesse de veiller;
ou comme le berger qui demeure au serein
passe la nuit auprès du paisible troupeau,
empêchant les brebis de s’éloigner du gîte;
tels nous paraissions être en ce moment les trois;
moi, pareil à la chèvre; eux, comme des bergers,
pressés de toutes parts par le mur des rochers.
On ne voyait de là qu’un bref morceau de Ciel;
mais par cette échappée on voyait les étoiles
plus grandes qu’ici-bas et bien plus lumineuses. ›
Et lors, en ruminant et en les contemplant, /
le sommeil me saisit, ce sommeil qui souvent,
avant qu’un fait n’arrive, en porte la nouvelle.
Je pense que c’était à l’heure où d’Orient
rayonne tout d’abord sur le mont Cythérée [303],
qu’embrase chaque fois le même feu d’amour,
lorsqu’une dame belle et jeune m’apparut
en songe, qui semblait aller parmi les prés
en y cueillant des fleurs, et disait en chantant:
«Que quiconque voudrait savoir quel est mon nom,
apprenne que je suis Lia, qui de mes mains
travaille sans arrêt à faire une guirlande [304].
Pour me plaire au miroir, je m’en pare ici même;
pourtant, ma sœur Rachel n’abandonne jamais
sa glace, où tous les jours elle demeure assise,
heureuse seulement d’y contempler ses yeux,
qui sont beaux, comme moi de me parer moi-même:
sa joie est de se voir, et la mienne d’agir.»
Déjà, grâce aux splendeurs qui précèdent l’aurore,
qui semble au voyageur d’autant plus agréable
qu’il se trouve, en rentrant, plus près de sa demeure,
les ombres de la nuit fuyaient de toutes parts,
emportant mon sommeil; et m’étant éveillé,
je vis déjà debout, près de moi, mes grands maîtres.
«Ce fruit si savoureux, que le soin des mortels
s’en va chercher par tant de chemins différents,
apaisera ta faim pas plus tard qu’aujourd’hui.»
Celui qui m’adressait des paroles pareilles
était mon bon Virgile; et je crois que jamais
des étrennes n’ont pu me plaire davantage.
Au désir que j’avais d’être déjà là-haut
s’ajoutait un désir nouveau, qui me donnait
des ailes pour voler à chaque pas nouveau.
Lorsque tout l’escalier resta derrière nous,
arrivés tous les trois à son point le plus haut,
Virgile s’arrêta pour mieux me regarder
et dit: «Tu viens de voir le feu que l’on traverse
et l’éternel, mon fils: te voilà maintenant
à cet endroit où moi, je ne vois plus bien clair [305].
Mon esprit et mon art t’avaient servi de guides;
que ton propre plaisir soit désormais le seul,
car ton chemin n’est plus étroit et périlleux.
Regarde le soleil qui brille sur ton front,
regarde l’herbe fraîche et les fleurs, les bosquets
que la terre d’ici produit sans aucun soin.
Tu peux, en attendant les beaux yeux bienheureux
dont les larmes m’ont fait venir à ta rencontre,
te promener partout ou t’asseoir quelque part.
Tu ne dépendras plus de mes signes ou dires:
ton jugement est droit, libre et judicieux,
et ce serait erreur que de ne pas le suivre:
je mets donc sur ton front la couronne et la mitre.» [306]
CHANT XXVIII
Dans mon désir de voir au-dedans et dehors
la divine forêt épaisse et frissonnante
qui rendait à mes yeux plus doux le jour nouveau [307],
sans perdre plus de temps, je partis de ce bord,
pénétrant lentement dans la belle campagne
dont le sol répandait de partout des senteurs.
Une brise légère et qui jamais ne change
venait me caresser sans cesse le visage
d’un souffle encor plus doux que le plus doux zéphyr.
Les feuilles, sous le vent, frissonnaient doucement
et d’un seul mouvement se penchaient du côté
où l’ombre du mont saint se projette d’abord,
sans ployer pour autant ou subir de secousse,
en sorte que du haut des branches, les oiseaux
pouvaient continuer leur office et leurs jeux,
recevant, au contraire, au sein de leur feuillage,
d’où venaient leurs gais chants, les premières haleines
qui servaient de bourdon à leur propre concert,
pareil au bruissement qui court de branche en branche