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dites-nous où se trouve un passage, ici près!»

À peine mon seigneur prononça-t-il ces mots,

que l’un de ces esprits lui répondit: «Suis-nous;

si tu viens sur nos pas, tu verras le passage.

Le désir d’avancer nous presse tellement

que nous ne pouvons pas attendre; ainsi, pardonne

si notre juste ardeur peut paraître incivile.

À Vérone j’étais abbé de Saint-Zénon [195];

Barberousse le Bon tenait alors l’Empire,

dont Milan se rappelle encore avec douleur.

Et tel qui tient déjà le pied dans le tombeau

devra pleurer bientôt sur le sort du couvent

et se repentira d’en avoir eu la charge,

car il a mis son fils, quoique imparfait de corps,

pire quant à l’esprit et de vile naissance,

au lieu que l’on réserve au seul et vrai pasteur.» [196]

Je ne sais s’il en dit davantage ou se tut,

car il me dépassait et s’éloignait déjà,

mais j’entendis ceci, que je veux conserver.

Puis celui qui m’aidait dans la nécessité

dit: «Regarde en arrière et vois ceux-là, qui viennent

mordant à belles dents leur propre négligence!»

Ils marchaient les derniers, en disant: «Tous les hommes

devant lesquels la mer s’est ouverte, sont morts

avant que le Jourdain eût vu leurs rejetons.

Et ceux qui n’avaient pas supporté le travail

de rester jusqu’au bout avec le fils d’Anchise,

ont été condamnés à l’oubli par eux-mêmes.» [197]

Pendant que ces esprits s’éloignaient de la sorte,

assez pour qu’on ne pût les suivre du regard,

dans mon esprit germait une nouvelle idée,

qui produisit bientôt des pensers différents;

et perdu dans mon rêve, allant de l’un à l’autre,

je fermai la paupière afin de mieux les voir,

et ma réflexion sombra dans le sommeil.

CHANT XIX

À l’heure où la chaleur du soleil ne peut plus

tempérer les effets de la fraîcheur lunaire

et la terre et Saturne ont été les plus forts [198],

alors que les devins, avant que le jour pointe,

voient surgir d’Orient leur majeure fortune [199],

à l’endroit où bientôt s’effaceront les ombres,

je vis dans mon sommeil une certaine femme [200]

bègue, aux yeux de travers et les jambes tordues,

le visage, livide et deux moignons pour mains.

En l’observant, pareil au soleil qui détend

les membres engourdis que la nuit refroidit,

mon regard paraissait lui dégourdir la langue

et puis la remettait complètement d’aplomb

en peu de temps, peignant sur son visage pâle

les couleurs que l’amour y place d’habitude.

Dès qu’elle eut recouvré l’usage des paroles,

elle chanta pour moi tout seul, si doucement

que je n’en aurais su détourner mon esprit.

Elle disait: «Je suis cette belle Sirène

qui fait perdre aux marins leur route en pleine mer,

tant il leur semble doux de m’entendre chanter.

C’est aux sons de ma voix qu’Ulysse abandonna

sa route errante; et ceux qui hantent avec moi

ne s’en vont plus jamais, tant je les sais charmer.»

Elle n’eut pas le temps de refermer la bouche,

car une sainte dame [201] apparut tout à coup

si près de moi, que l’autre en resta confondue.

«Oh! Virgile, Virgile, et quelle est cette femme?»

lui dit-elle en colère; et lui, venant vers elle,

les yeux toujours fixés sur cette digne image,

et prenant l’autre femme, il l’entrouvrit devant,

lui déchirant la robe, et me montra son ventre,

qui puait à ce point, que j’en fus réveillé.

Je cherchais du regard; et mon bon maître dit:

«Je t’appelai trois fois au moins; allons, debout!

et cherchons cette brèche où tu pourras passer!»

Je me levai. Les flancs de la sainte montagne

étaient déjà partout éclairés d’un grand jour

et le soleil nouveau nous poussait dans le dos.

Je marchais cependant, tenant le front penché,

comme lorsqu’on se sent si chargé de problèmes

qu’on en devient voûté, pareil à l’arc d’un pont,

quand j’entendis: «Venez, c’est par ici qu’on passe!

mais dit d’une façon plus douce et bienveillante

qu’on ne saurait le dire au séjour des mortels.

Ouvrant son aile double et qui semblait de cygne,

celui qui nous parlait ainsi [202] nous fit monter

entre les deux parois du rocher escarpé.

Puis il battit de l’aile en nous faisant du vent

et dit que qui lugent, qui portent dans leur âme

leur consolation, sont parmi les heureux.

«Qu’as-tu donc, à tenir toujours les yeux en terre?»

me demanda mon guide, alors que tous les deux

nous étions arrivés un peu plus haut que l’ange.

«Un doute, répondis-je, a pris tantôt naissance

d’un rêve et me poursuit, m’occupant à ce point

que je ne parviens pas à l’ôter de l’esprit.»

«Tu viens de voir, dit-il, cette sorcière antique,

seule cause des pleurs que l’on verse au-dessous,

et tu sais maintenant comment on s’en délivre.

Que cela te suffise; et presse un peu le pas!

Tourne-toi vers l’appât que le Père Éternel

fait rouler sans arrêt sur la grande machine!»

Comme un faucon regarde à ses pieds tout d’abord,

puis obéit à l’ordre et se lance à l’assaut,

poussé par le désir qui l’attache à sa proie,

tel je pris mon élan et franchis le passage

qui permet de monter à ceux qui vont plus haut,

pour trouver le chemin qui ceinture le mont.

Sortant au découvert sur le cinquième cercle [203],

j’y vis un peu partout des esprits qui pleuraient

et qui gisaient par terre, étendus sur le ventre.

«Adhaesit anima pavimento mea,

entendais-je gémir parmi de gros soupirs,

qui me laissaient à peine entendre leurs paroles.

«Ô les élus de Dieu, vous à qui la justice

et l’espérance font les peines moins amères,

montrez-nous le chemin vers les plus hauts gradins!»

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