Ses deux ailes pointant vers le ciel encadraient
la bande médiane, à leur tour encadrées
par les trois des côtés, qu’elles n’accrochaient pas.
Elles montaient si haut, qu’on les perdait de vue,
et les membres d’oiseau paraissaient faits en or,
les autres étaient blancs mélangés de vermeil.
Non seulement à Rome on n’a jamais fêté
Auguste ou l’Africain avec un char si beau,
mais celui du soleil paraîtrait pauvre, au prix,
ce même char du jour qui, s’étant égaré,
brûla par le décret du juste Jupiter,
comme pieusement le demandait la Terre.
À côté de la roue à droite étaient trois femmes
qui venaient en dansant en rond; l’une était rouge,
si bien qu’on ne l’eût pu distinguer dans le feu.
On eût facilement de la seconde femme
pris la chair et les os pour autant d’émeraudes;
l’autre avait la couleur de la neige qui tombe.
Elles semblaient tantôt conduites par la blanche
et tantôt par la rouge, et leurs pas lents ou vifs
paraissaient mesurés au rythme de leur chant.
À gauche, également, dansaient quatre autres femmes
dans leurs habits de pourpre, et suivaient la mesure
de l’une, dont la tête avait au front trois yeux.
À la suite du groupe ainsi décrit par moi
cheminaient deux vieillards aux habits dissemblables,
mais respirant la même honnête fermeté.
L’un d’eux appartenait sans doute à la famille
de ce grand Hippocrate, offert par la nature
à tous ceux qui lui sont les plus chers, comme un don;
et l’autre témoignait d’un souci bien contraire
et portait une épée aiguë et si brillante
que, bien que séparés par l’eau, j’en frissonnai.
J’en vis ensuite quatre au maintien plus modeste,
et seul, derrière tous, j’aperçus un vieillard
s’avancer en dormant, le visage crispé [322].
Ils portaient tous les sept les mêmes vêtements
du groupe des premiers, mais autour de leurs fronts
ils n’avaient pas, comme eux, des couronnes de lis,
mais de rosés de sang et d’autres fleurs pareilles;
et à les voir de loin on aurait pu jurer
que leur tête était flamme à partir du sourcil.
Quand le char arriva juste en face de moi,
on entendit gronder le tonnerre, et ces gens,
comme s’il eût été défendu d’avancer,
s’arrêtèrent soudain, avec tous leurs drapeaux.
CHANT XXX
Quand le Septentrion de la première sphère [323]
(qui n’a jamais connu l’aurore ou le couchant
ni d’autre obscurité que celle du péché,
et qui montrait là-haut à chacun le chemin
du devoir, comme en bas l’autre le fait aussi
pour celui qui dirige au port son gouvernail)
eut arrêté son cours, la troupe véridique
qui venait après lui, au-devant du griffon,
se tourna vers le char comme vers son repos.
Et l’un d’eux, qu’on eût dit envoyé par le Ciel,
lança trois fois Veni, sponsa, de Libano [324],
et son chant fut repris par les autres en chœur.
Comme les bienheureux, lors du dernier appel,
surgiront tout à coup, chacun de son sépulcre,
chantant l’alléluia d’une voix retrouvée,
tels sur ce char divin venaient de se lever
plus de cent, ad vocem tanti senis, ministres
et messagers aussi de la vie éternelle.
Benedictus, disaient tous en chœur, qui venis,
et Manibus date lilia plenis d’autres,
tout en faisant pleuvoir les fleurs de toutes parts.
J’ai déjà vu parfois, à la pointe du jour,
les bords de l’Orient se baignant dans les rosés
et le reste du ciel dans l’azur le plus pur;
et j’ai vu le soleil se lever dans des voiles
si bien que, les vapeurs modérant son éclat,
l’œil pouvait soutenir longuement sa lumière.
Telle, parmi les fleurs tombant comme une nue
qui prenait sa naissance entre les doigts des anges
et pleuvait tout autour et au-dessus du char,
le front ceint d’olivier sous un voile candide,
une dame apparut, qui, sous un vert manteau,
portaient des vêtements couleur de flamme vive.
Et soudain mon esprit, qui depuis trop longtemps
s’était vu maintenir si loin de sa présence
qu’il avait oublié la surprise et la peur,
sans avoir eu besoin de la voir davantage,
par la vertu secrète émanant de ses yeux,
retombait en pouvoir de son ancien amour.
Aussitôt que mes yeux sentirent les effets
de la grande vertu dont j’ai reçu l’atteinte
avant que mon jeune âge abandonnât l’enfance
cherchant protection, je regardais à gauche,
comme un petit enfant qui court vers sa maman
quand il prend peur, ou bien lorsqu’il a du chagrin,
voulant dire à Virgile: «À peine s’il me reste
quelque goutte de sang dans les veines qui tremblent,
car de mes feux anciens je reconnais les signes.» [326]
Virgile cependant venait de me priver
de sa présence, lui, Virgile, mon doux père,
Virgile à qui j’avais confié mon salut!
Tout ce qu’avait perdu notre première mère
n’empêcha pas mes yeux mouillés par la rosée
de se baigner alors de nouveau dans mes larmes.
«Dante, pour dur que soit le départ de Virgile,
il est tôt pour pleurer, il est tôt pour les larmes,
car il te faut pleurer sur une autre blessure.»
Comme va l’amiral de la poupe à la proue,
pour mieux voir les marins travaillant à ses ordres
sur les autres vaisseaux, et les pousse à bien faire,
tel, la cherchant des yeux lorsqu’elle eut dit mon nom
que je suis obligé d’écrire en cet endroit,
mon regard reconnut au bord gauche du char
la dame qui m’était tout d’abord apparue,
le visage voilé par la fête des anges,
me fixer du regard par-dessus la rivière,
quoique les voiles blancs qui tombaient de sa tête
et que fixaient au front les feuilles de Minerve
ne m’eussent pas permis de la voir clairement.
Sur un ton souverain et hautaine en son dire,
elle continuait, comme celui qui parle
en gardant pour la fin la pointe du discours:
«Regarde bien! Je suis, oui, je suis Béatrice!