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ceux qui se traînent là, courbés sous les rochers:

tu peux les voir déjà se frapper la poitrine.»

Chrétien présomptueux, ô pauvre malheureux

dont l’esprit mal portant a si courte la vue

qu’il prend pour de l’avance une marche à rebours,

n’as-tu donc pas compris que nous sommes des vers

d’où se dégagera le papillon céleste

pour voler droit vers Dieu, sans craindre les écueils?

D’où vient que ton orgueil lève si haut la crête,

oubliant que tu n’es qu’un avorton d’insecte,

un ver dont la nature a raté la façon?

Comme ces corps humains qui servent de consoles

et soutiennent parfois le toit ou le balcon,

ployant jusqu’à toucher du genou leur poitrine,

font par leur fausse peine à celui qui regarde

une peine réelle, ainsi je les voyais

venir, quand je pris soin de mieux les observer.

Ils étaient, il est vrai, plus ou moins accablés,

selon qu’au dos leur charge était plus ou moins lourde;

mais celui qui montrait le plus de patience

semblait dire en pleurant: «Hélas, je n’en peux plus!»

CHANT XI

«Notre Père qui es au royaume des cieux,

préférant leur séjour, bien que tu sois sans bornes,

pour l’amour qui t’attache au royaume d’en haut,

que ton nom soit loué partout, et ta puissance,

par toute créature, et que chacun s’empresse

de rendre toujours grâce à ton divin esprit.

Que descende entre nous la paix de ton royaume,

car nous ne pouvons pas la rapprocher de nous,

et tout notre art est vain, si tu ne nous la donnes;

et tout comme là-haut les anges te dédient

chacun de leurs pensers, en chantant hosanna,

devant ta volonté que les hommes s’inclinent.

Donne-nous aujourd’hui et tous les jours la manne

sans laquelle, au milieu de cet âpre désert,

tel recule, qui pense arriver le premier.

Comme nous pardonnons aux autres tout le mal

qu’ils nous ont fait souffrir, pardonne-nous aussi

par grâce, sans peser notre peu de mérite.

Veuille ne pas tenter notre frêle vertu,

qui trop aisément cède à l’antique adversaire,

mais délivre-la-nous de ses tentations.

Ô Seigneur bien-aimé, le dernier de ces vœux

n’était pas fait pour nous, qui sommes à l’abri,

mais pour ceux qui là-bas restent derrière nous.»

Ces ombres, récitant ainsi leurs oraisons,

pour elles et pour nous, s’avançaient sous leur poids,

semblables à celui dont nous accable un songe

parfois; et, châtiés de façon inégale,

tous ces esprits longeaient la première corniche

pour se purifier des brumes d’ici-bas.

Et si l’on sait si bien prier pour nous chez eux,

que ne pourraient pas faire et dire ici pour eux

ceux dont la volonté pousse en terre fertile?

Il nous faut les aider à laver les stigmates

qu’ils ont portés ici, pour qu’ils puissent monter,

légers et lumineux, au monde des étoiles.

«Que justice et pitié puissent vous alléger,

vous permettant bientôt d’utiliser vos ailes,

pour monter jusqu’en haut, au gré de vos désirs;

mais dites-moi, par où gagne-t-on l’escalier

plus vite? et si l’on peut prendre plus d’un chemin,

dites, de quel côté la pente est moins abrupte?

Car comme celui-ci, qui m’accompagne, porte

tout le poids de la chair d’Adam, dont il s’habille,

il est lent malgré lui lorsqu’il lui faut monter.»

Ce qui fut dit par eux, pour répondre au discours

que prononçait celui dont je suivais les pas,

ne nous permettait pas de savoir qui parlait;

mais on nous dit: «À droite, en suivant le rebord,

venez donc avec nous; vous trouverez l’endroit

par où peut bien passer un homme encor vivant.

Et si je n’étais pas empêché par la roche

qui dompte maintenant mon front trop orgueilleux,

m’obligeant à porter mon regard vers le bas,

j’aimerais bien savoir si je peux reconnaître

celui qui vient ici vivant, et tait son nom,

pour mieux l’apitoyer avec ce lourd fardeau.

Moi, je suis d’Italie, et fils d’un grand Toscan [106];

mon père s’appelait Guillaume Aldobrandesque:

je ne sais si ce nom arriva jusqu’à vous.

Pourtant, le noble sang et les oeuvres illustres

de mes nombreux aïeux m’avaient rendu si vain

que, sans penser assez à notre mère à tous,

je méprisai si fort tous les êtres humains,

qu’à la fin j’en mourus, Sienne sait bien comment,

et dans Campagnatique un enfant le dirait.

Moi, je m’appelle Humbert. La superbe a perdu

bien d’autres avant moi, car tous mes compagnons

en furent entraînés dans le même désastre.

C’est pour cette raison que je porte aujourd’hui

ce poids parmi les morts, pour satisfaire à Dieu,

puisque je n’ai pas su le porter dans la vie.»

J’avais baissé les yeux, pour pouvoir l’écouter;

et l’un d’eux, différent de celui qui parlait,

se tordit tant qu’il put sous son pesant fardeau,

me vit, me reconnut et voulut m’appeler,

maintenant le regard péniblement fixé

sur moi, qui m’avançais aussi courbé qu’eux tous [107].

«Oh! dis-je, n’es-tu pas l’illustre Oderisi,

gloire de Gubbio, l’ornement de cet art

qu’on désigne à Paris du nom d’enluminure?» [108]

«Frère, répondit-il, les feuillets que colore

Franco le Bolonais [109] sont bien plus souriants:

à lui tout le renom, je n’en ai que les miettes.

Mais, naturellement, je n’aurais su l’admettre

du temps où je vivais, mettant l’ambition

de mon cœur à vouloir être partout premier.

C’est ici que l’on sent l’effet de cet orgueil;

et je ne serais pas ici, si ce n’était

qu’au milieu de l’erreur je fis retour à Dieu.

Ô des rêves humains vanité glorieuse!

Que leurs frêles couleurs durent peu sur les cimes,

si les âges suivants deviennent moins grossiers!

Cimabué semblait sans rival en peinture,

et c’est du seul Giotto que l’on parle aujourd’hui,

reléguant dans l’oubli le renom du premier [110].

Un nouveau Guide aussi vient d’enlever à l’autre

la palme de la langue [111]; et peut-être un troisième

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