le front des autres quatre en portait une seule,
et l’on n’aura jamais vu des monstres pareils.
Tranquille comme un roc au sommet des montagnes,
je vis une putain assise sur ce monstre,
au maintien indécent et aux regards lascifs [340];
et, comme pour veiller à ce qu’on ne la chasse,
auprès d’elle un géant semblait monter la garde
et tous les deux, parfois, échangeaient des baisers.
Son regard dissolu s’étant posé sur moi
l’espace d’un instant, cet amant furieux
se mit à la frapper, des pieds jusqu’à la tête;
puis, mû par la colère et les cruels soupçons,
il détacha le monstre et l’emmena si loin
au fond du bois, que seul celui-ci fit rempart
entre moi, la putain et cette étrange bête [341].
CHANT XXXIII
«Deux, venerunt gentes» [342], commencèrent les dames,
chantant tantôt à trois, tantôt à quatre voix
et alternant en pleurs la douce psalmodie.
Béatrice, pieuse et soupirant aussi,
semblait les écouter, tellement altérée
que l’on eût dit Marie à côté de la croix.
Sitôt le chant fini, dès que les autres vierges
la laissèrent parler, elle leur répondit,
se dressant tout debout, rouge comme le feu:
«Modicum et non videbitis me;
et iterum, vous dis-je, ô mes sœurs bien-aimées,
modicum et vos videbitis me.» [343]
Ensuite elle les mit toutes sept devant elle
et nous plaça d’un signe à sa suite, en partant,
le sage qui restait et la dame et moi-même.
Elle se mit en marche; et je ne pense pas
qu’elle eut plus de dix fois touché du pied la terre,
que soudain son regard vint rencontrer le mien
et, pleine de douceur: «Viens plus vite! dit-elle;
pour me bien écouter, si pendant notre marche
je voulais te parler, reste plus près de moi!»
Lorsque je fus près d’elle, ainsi qu’il convenait,
elle me dit: «Pourquoi n’oses-tu pas, mon frère,
pendant que nous marchons, m’exposer tes problèmes?»
Je me sentis alors comme ceux qui se trouvent
devant de plus grands qu’eux, lorsque, voulant parler,
leur voix n’arrive plus vivante jusqu’aux dents,
et, trop intimidé, je lui dis d’une voix
étranglée à demi: «Ma dame, vous savez
quelle est mon indigence et ce qui lui convient.»
Elle me dit: «Je veux que désormais tes craintes
et ta timidité soient à jamais bannies:
cesse donc de parler comme un homme qui dort!
Il fut, mais il n’est plus, ce char que le dragon
brisait; que les fauteurs le sachent cependant,
la vengeance de Dieu n’a pas peur de la soupe [344].
Il ne restera pas toujours sans héritier,
l’aigle qui dut laisser ses plumes sur le char [345],
le transformant en monstre et ensuite en rapine,
car je vois clairement (c’est pourquoi je l’annonce)
des astres s’approcher, libres de toute entrave
et de tout autre obstacle, et préparer le temps
où Cinq Cent Dix et Cinq, envoyé sur la terre
par Dieu [346], viendra pour mettre à mort la courtisane,
ainsi que le géant qui fornique avec elle.
Sans doute, mon récit te semble plus obscur
que Thémis et le Sphinx, et ne te convainc pas,
parce que, tout comme eux, il blesse l’intellect;
mais les événements seront les Laïades [347]
qui fourniront la clef de cette énigme ardue,
sans qu’en doivent souffrir les moissons ou les bêtes.
Toi, retiens tout ceci; telles que je les dis,
ces paroles, dis-les à ceux qui là-bas vivent
ce qu’ils croient vie, et n’est qu’une course à la mort.
Quand tu raconteras ceci, rappelle-toi,
ne dissimule pas le pitoyable état
où tu vis l’arbrisseau par deux fois saccagé.
Quiconque le dépouille ou lui fait du dégât
est coupable envers Dieu d’offense et de blasphème,
puisque, s’il l’a fait saint, c’est pour son seul usage.
Et pour l’avoir touché, la première des âmes
implora cinq mille ans et plus, parmi les peines,
Celui qui vint venger la morsure en lui-même.
Et ton esprit s’endort, s’il ne veut pas comprendre
que, si la plante est haute et s’évase au sommet,
ce n’est pas un hasard, mais un dessein du Ciel.
Et si de vains pensers n’avaient été pour toi
comme les eaux de l’Else [348], et pareils à Pyrame
noircissant le mûrier, chacun de tes plaisirs,
rien qu’à considérer toutes ces circonstances
sans doute verrais-tu dans l’interdit de l’arbre
la justice de Dieu qui s’applique au moral.
Je remarque pourtant que ton intelligence
s’est transformée en roc si noir et si compact,
que l’éclat de mon dire a l’air de t’éblouir.
Il te le faut porter en toi, sinon écrit,
du moins représenté, de la même manière
que porte un pèlerin le bourdon ceint de palmes.»
Je dis: «Comme la cire où l’on a mis le sceau
ne change plus jamais l’empreinte qu’on lui donne,
mon cerveau maintenant reste marqué par vous.
Mais pourquoi vos propos longuement désirés
s’envolent-ils si haut au-dessus de ma vue,
que plus je fais d’efforts, et moins je les atteins?»
«Pour mieux te rappeler, dit-elle, cette école
dont tu sais les leçons, et mieux te faire voir
que son enseignement ne suit pas ma parole;
que tu saches aussi que du chemin de Dieu
au vôtre, la distance est plus grande que celle
qui s’étend de la terre à la plus haute sphère.»
Je répondis alors: «Je ne me souviens pas
d’avoir jamais pensé de façon différente,
et je ne me sens pas remordre la conscience.»
«Mais si tu ne peux pas en avoir souvenir,
dit-elle en souriant, tu dois te rappeler
que tu viens de goûter les ondes du Léthé;
et si par la fumée on devine le feu,
cet oubli montre assez que tu commis la faute
d’avoir voulu porter ton appétit ailleurs.
Dorénavant, pourtant, je n’envelopperai