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Pourquoi, Brettinoro, ne disparais-tu pas,

puisque s’en sont allés tes anciens châtelains,

avec beaucoup des leurs, pour mourir sans déchoir? [157]

Bagnacaval fait bien de ne plus engendrer;

Castrocaro fait mal, Conia pis encore,

qui vont perpétuer la race de tels comtes [158].

Les Pagan feraient mieux d’arrêter, quand leur diable

aura fini son temps, mais sans que pour autant

on garde jamais d’eux un meilleur souvenir [159].

Pour toi-même, Ugolin de Fantolin, ton nom

ne redoute plus rien, car personne ne reste,

qui puisse l’obscurcir par quelque forlignage [160].

Mais va-t’en maintenant, Toscan, quoique les larmes,

bien plus que les discours, sont faites pour me plaire,

tellement ces propos m’ont opprimé le cœur!»

Nous savions tous les deux que ces esprits aimés

nous entendaient marcher; ce fut donc leur silence

qui nous vint confirmer le choix de notre route.

À peine avions-nous fait quelques pas au-delà,

que soudain, fendant l’air plus vite que la foudre,

une voix résonna puissamment devant nous:

«Quiconque me saisit pourra me mettre à mort!» [161]

s’effaçant aussitôt, comme un coup de tonnerre

qui roule tout à coup à travers les nuages.

Son bruit s’était à peine éteint dans mes oreilles,

qu’une autre voix survint, dans un si grand fracas

qu’on eût dit qu’un tonnerre avait roulé deux fois.

«Je suis, dit-elle, Aglaure, et je devins rocher.» [162]

Et lors, pour me serrer de plus près au poète,

je fis un pas à droite au lieu de m’avancer.

Mais déjà l’air semblait se calmer de partout;

et il me dit alors: «C’est là le frein terrible

qui devrait maintenir les hommes dans leurs bornes.

Mais on mord à l’appât, et l’antique ennemi

vous prend à l’hameçon et vous tire vers lui:

et alors, à quoi bon le frein ou bien l’appeau?

Le Ciel qui vous appelle est au-dessus des têtes,

pour mieux vous faire voir ses beautés éternelles,

et pourtant vos regards ne quittent pas la terre:

c’est pourquoi vous punit Celui qui connaît tout.»

CHANT XV

Un espace semblable à celui que la sphère

découvre entre la tierce et la pointe du jour

en tournant sans arrêt, comme un enfant qui joue,

semblait en ce moment rester à parcourir

au soleil sur sa route, avant l’obscurité;

c’était vêpres là-haut, et parmi nous minuit [163],

et j’avais les rayons en plein dans la figure,

car nous avions si bien fait tout le tour du mont,

que nous allions déjà tournés vers le couchant,

quand je sentis peser comme un poids sur mon front

un éclat bien plus fort que celui des rayons

et dont la nouveauté me remplit de stupeur.

J’élevai mes deux mains au-dessus des sourcils,

tâchant de m’en servir pour me faire un écran

et limer avec lui l’excès de la lumière.

Comme un rayon qui tombe au-dessus d’une glace

ou sur l’eau rebondit dans un sens opposé

et monte vers le haut de la même façon

qu’il descend, et s’écarte à la même distance

de la ligne que suit la chute d’une pierre,

comme l’ont démontré l’expérience et l’art,

ainsi j’imaginais que ce que je voyais

était quelque splendeur devant moi réfractée,

et mon regard fuyait le choc de ses rayons.

«Quel est donc cet objet, doux père? demandai-je;

car je ne puis trouver protection qui vaille

pour mes yeux, et je sens qu’il avance vers nous.»

«Ce n’est pas étonnant, dit-il, si ton regard

ne peut pas supporter la famille du Ciel:

ce messager nous dit que nous pouvons monter.

L’heure viendra bientôt, où l’aspect de ces choses

te sera plus facile et deviendra la source

d’un plaisir sans pareil, qui comblera tes sens.»

Quand nous fûmes enfin près de l’ange béni [164],

il dit joyeusement: «Entrez, entrez ici,

pour prendre un escalier moins raide que les autres!»

Nous montions près de là, lorsque nous entendîmes

derrière nous sa voix qui chantait: «Beati

miséricordes» et: «Réjouis-toi, vainqueur!» [165]

Mon maître et moi, tout seuls, nous cheminions ensemble

vers le haut; je pensai, pendant que nous marchions,

tirer quelque profit de ses enseignements.

Je me retournai donc vers lui, pour demander:

«Maître, qu’entendait-il, cet esprit de Romagne,

en parlant de tenir les autres à l’écart?» [166]

«Il connaît maintenant, me dit-il, le dommage

de sa plus grave erreur; ne t’étonne donc pas,

s’il la reprend ainsi, pour qu’on en souffre moins.

Comme tous vos désirs convergent d’habitude

vers ce qui s’amoindrit, s’il le faut partager,

l’envie en naît, ouvrant la vanne à vos soupirs.

Cependant, si l’amour de la suprême sphère

par contre dirigeait vos regards vers le haut,

votre cœur se verrait délivré de ces craintes,

car là-haut, plus on est nombreux à dire «notre»,

plus s’accroît de chacun pris à part la richesse,

et plus brûle d’amour le céleste troupeau.»

«Je suis, lui dis-je alors, plus loin d’avoir compris,

que si j’avais choisi de ne rien demander:

un autre doute vient assaillir mon esprit.

Car comment se peut-il qu’un bien que l’on partage

entre plusieurs arrive à faire plus de riches

que s’il était gardé par un plus petit nombre?»

Il répondit alors: «Si tu ne considères

avec l’œil de l’esprit que les choses terrestres,

tu ne fais que changer la lumière en ténèbres.

Ce grand bien infini que l’on ne saurait dire

et qui règne là-haut, va rencontrer l’amour

tout comme le rayon s’unit aux corps brillants.

Et de lui-même il rend la même ardeur qu’il trouve,

et cela fait que plus s’accroît la charité,

plus augmente et s’accroît l’éternelle Vertu,

plus on trouve d’esprits là-haut pour bien s’aimer,

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